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même gouvernement ? De simples particuliers dont l’orgueil patriotique était froissé par la présence des étrangers à Yédo ? Personne ne pouvait répondre à ces questions, et il fut impossible de prendre des mesures pour prévenir de nouveaux malheurs. L’ennemi était invisible ; il frappait de tous côtés, il frappait même ceux que l’on croyait le plus à l’abri de ses attaques.

Cependant l’affaire ne pouvait en rester là. Le gouvernement japonais était coupable de complicité ou d’impuissance. En tout cas, c’était le seul adversaire auquel on pouvait demander satisfaction des insultes faites chaque jour à la dignité des pavillons étrangers. Le 26 janvier 1861, peu de temps après le convoi de M. Heusken, M. Alcock et ses collègues de France et de Hollande amenèrent leurs pavillons, quittèrent Yédo et se retirèrent à Yokohama. M. Alcock adressa à cette occasion un document de grande importance à « leurs excellences les ministres des affaires étrangères à Yédo. » Il s’y plaignait en termes éloquens de la longue série d’assassinats, restés impunis, dont les innocens étrangers avaient été les victimes. Ce qui s’était passé depuis dix-huit mois était vraiment monstrueux ; il voulait bien admettre que le gouvernement de Yédo en était lui-même indigné ; mais enfin ce gouvernement seul pouvait en être rendu responsable. S’il était impuissant à maintenir l’ordre et à faire respecter les lois qui protègent la vie et la propriété, s’il ne gouvernait pas, il n’avait pas le droit de s’appeler « gouvernement, » et perdait son meilleur titre au respect des nations étrangères. La cour de Yédo était donc menacée dans sa propre existence, et devait, dans son propre intérêt, prendre la situation en très sérieuse considération. Quant à M. Alcock et à ses collègues, leur position était devenue intolérable. Leur vie était constamment en danger ; on portait atteinte à leur indépendance, on insultait à leur dignité. La patience de M. Alcock était à bout. Il ne pensait pas pouvoir obtenir par de simples observations les réformes radicales qui ne pouvaient plus être différées sans causer des complications graves, des calamités nationales peut-être. Pour toutes ces raisons, il s’était décidé à quitter momentanément Yédo et à résider à Yokohama. Dans cette ville, il était assuré de son indépendance, et il y pouvait, le cas échéant, protéger par les navires de guerre la sécurité de ses nationaux et la sienne propre. Là, il attendrait les événemens : Il désirait beaucoup voir les affaires s’arranger d’une manière pacifique ; il était prêt à retourner à Yédo, mais il déclarait qu’il ne le ferait que si le gouvernement se trouvait capable de le faire respecter dans la capitale, comme le représentant de la Grande-Bretagne avait le droit de l’exiger. Les consuls-généraux de France et de Hollande durent adresser des notifications semblables aux ministres des affaires étrangères japonais.

Quant à M. Harris, le représentant des États-Unis, quoiqu’il fût officiellement et personnellement le plus intéressé dans la question, il résolut de résider encore dans la capitale, où son ancien et fidèle secrétaire de légation venait d’être assassiné. Dans une lettre qu’il adressa à M. Alcock, en date du 12 février 1861, et qu’il pria le ministre anglais de transmettre au gouvernement de la Grande-Bretagne, il s’écriait : « Le gouvernement japonais ne représente pas une civilisation égale à la nôtre. Les Japonais ne sont qu’à demi civilisés, et l’état actuel des affaires dans leur pays est parfaitement analogue à l’état des affaires en Europe au moyen âge. Demander