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monde ; on ne peut nulle part récolter de la bienveillance et de l’affection lorsqu’on a semé de la haine et du mépris.

Une série d’assassinats et d’attentats criminels qui se succédèrent avec une rapidité inquiétante, et qui tous restèrent impunis, prouvèrent que le parti hostile aux étrangers était prêt à se porter aux dernières violences, et que la cour de Yédo était complètement impuissante à protéger ses alliés étrangers. Deux officiers russes furent assassinés à Yokohama en plein jour. On ne découvrit aucun de leurs meurtriers, on rechercha non moins vainement quelle raison spéciale avait pu leur attirer la haine des Japonais. Leur seul tort apparent était d’appartenir à la race détestée par les partisans du prince de Mito. Quelques mois plus tard, en novembre 1859, un yacounin (officier japonais) tua le domestique chinois de M. Loureiro, consul français à Yokohama. Le crime fut commis le soir, dans une rue très fréquentée, devant la maison d’un négociant anglais, M. Barber. On prétendait qu’un des domestiques chinois de ce dernier avait insulté la veille un officier japonais, et que le serviteur du consul français avait souffert la mort destinée à un de ses compatriotes.

Le 29 janvier 1860, Den Kouschki fut assassiné à Yédo. C’était un Japonais qui, tout jeune, avait fait naufrage sur la côte d’Amérique. Il y avait été recueilli et élevé. Plus tard, ayant appris l’anglais, il était entré au service de M. Alcock en qualité d’aide-interprète. Le meurtrier le frappa à cinq heures de l’après-midi, à la porte de la légation britannique, au pied du pavillon anglais. Il le tua par derrière, en présence d’une foule d’enfans qui jouaient devant la demeure de M. Alcock et d’un certain nombre d’autres témoins restés inconnus qui devaient se trouver à l’endroit très fréquenté de Yédo où le crime fut commis. Le tokaido où demeure M. Alcock peut être comparé aux boulevards de Paris ou à Oxford-Street de Londres. Le meurtrier, en s’enfuyant sans que personne eût tenté de l’arrêter, laissa l’épée dans la poitrine de sa victime qu’il avait transpercée de part en part. Le malheureux interprète mourut sur le coup sans avoir pu donner un indice qui aurait pu mettre sur la trace de son assassin. Den Kouschki était un homme vif, emporté, d’une témérité extraordinaire, et sa fin tragique ne surprit personne. On savait qu’il méprisait les Japonais, et que ceux-ci, le considérant comme un renégat, lui rendaient haine pour dédain. Il sortait néanmoins souvent tout seul et se hasardait dans les quartiers les plus éloignés de toute surveillance. Les personnes qui le connaissaient et qui appréciaient ses rares qualités de courage et de dévouement, car M. Alcock n’eut point de serviteur plus fidèle, lui avaient conseillé d’être plus prudent. La veille de sa mort, un domestique japonais au service de M. Alcock lui avait dit : « Prenez garde, les yacounins vous haïssent, et ceux de Mito et d’Owari ont l’épée lourde. » Le malheureux interprète avait payé de sa vie son attachement à la cause étrangère. Son meurtrier ne fut point trouvé.

Le 26 février 1860, un double assassinat fut commis à Yokohama. Deux marins hollandais, le capitaine Voss, du Christian-Louis, et le capitaine Decker, du Henriette-Louisa, furent attaqués à sept heures et demie du soir, dans la principale rue de la ville, à quelques pas de l’endroit où les deux Russes avaient été tués, et littéralement hachés en morceaux. Leurs cadavres, qui furent trouvés par des Européens quelques minutes après l’accomplissement