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Les bulletins portaient ordinairement trente ou quarante zéros à la suite d’une unité, ou, précisant exactement les besoins du demandeur, exigeaient l’échange de tant de millions de dollars, plus 27 dollars et 13 centimes.

Le trésor de Yokohama fut admirable de sang-froid et de patience. Il accepta tous les bulletins sans sourire ou sans se fâcher, et distribua ensuite les itzibous en nombre à peu près égal parmi les demandeurs ; mais M. Alcock, en apprenant ce qui se passait à Yokohama, fut révolté de la conduite de ses nationaux, et dans un moment de juste indignation il écrivit sa fameuse notification du 21 novembre 1859, qui fit le tour des journaux anglais, et dans laquelle il stigmatisa la conduite de ces marchands qui, « vivant dans un coin isolé du monde, méprisant l’opinion publique, croient que tout leur est permis, et sont une véritable honte pour l’Angleterre. » Il en appela solennellement à tous les honnêtes gens « pour repousser les outrages commis à Yokohama contre la société et l’intérêt commun de toutes les nations civilisées. » Cette notification produisit un grand effet. Les marchands étaient stupéfaits. « Comment ! tant de bruit pour un peu d’amusement aux dépens d’un gouvernement de demi-sauvages, et qui agit au mépris de toutes ses obligations ! » On n’en revenait pas. Toutefois on se le tint pour dit, et la plaisanterie, qui avait rapporté beaucoup d’argent aux plaisans, ne se renouvela plus. Il devint alors à la mode de faire des cadeaux aux officiers du trésor, et ceux-ci de leur côté se montraient prêts à rendre bon procédé pour bon procédé. Quelques personnes obtenaient beaucoup d’argent japonais, d’autres ne pouvaient échanger 5 dollars. On se surveillait et on s’accusait réciproquement. À un moment donné, en janvier 1860 toute la communauté étrangère de Yokohama se souleva contre la marine américaine, parce que des officiers du vapeur de guerre le Powhattan, qui devait amener l’ambassade japonaise en Amérique, avaient trouvé convenable de faire concurrence aux négocians de Yokohama. C’était vraiment quelque chose de curieux que d’observer de près l’existence de ces ardens pionniers de la civilisation de l’Occident.

Cependant ces affaires, jointes à plusieurs autres d’une importance secondaire, avaient peu à peu changé la nature de nos relations avec le gouvernement et le peuple du Japon. On avait fini par comprendre que les étrangers arrivés après la signature des traités ressemblaient fort peu aux « excellens amis » que l’on avait cru recevoir. C’étaient des fonctionnaires insistant sévèrement sur la stricte observance des clauses des traités ; c’étaient des marchands désireux de gagner rapidement beaucoup d’argent et peu scrupuleux quelquefois dans le choix des moyens ; c’étaient des matelots se grisant le matin, se battant le soir ; c’étaient enfin des hommes auxquels il fallait bien reconnaître certaines supériorités, mais qui la plupart du temps ne réalisaient d’aucune manière le type japonais d’un homme civilisé, d’un homme bien élevé. Ils savaient construire de beaux et curieux navires, ils possédaient des armes d’une excellente qualité ; leurs machines à vapeur, leurs télégraphes électriques, leurs chronomètres, baromètres, télescopes, etc., étaient de grande valeur ; ils étaient très forts et agiles et n’avaient peur d’aucun danger, mais enfin ils ne savaient pas ce que c’est que la politesse. Où étaient le respect dû aux grands dignitaires, la sécurité des rues, la sainteté de la propriété privée, le silence respectueux qui doit régner autour