Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/771

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
767
REVUE. — CHRONIQUE.

bras ; ils inventèrent des expédiens, fort ingénieux dans leur simplicité, pour se procurer un nombre suffisant d’itzibous. Il avait été décidé, à un moment donné, que le trésor japonais échangerait journellement pour chaque étranger 500 dollars (3,000 fr.) en itzibous. Les résidens de Kanagawa et de Yokohama n’avaient qu’à présenter une petite note sur laquelle leurs noms étaient inscrits, et le caissier japonais comptait à chacun d’eux 1,500 itzibous en échange de 500 dollars. Cette somme de 1,500 itzibous se trouvait insuffisante. Un marchand eut alors l’idée de présenter deux bulletins au lieu d’un. L’officier du trésor japonais ne connaissait pas plus M. A… que M. B…, et donna en toute simplicité échange pour deux fois 500 dollars. Ce succès encouragea, et à la fin quelques individus présentèrent au trésor jusqu’à vingt et trente bulletins de demande en échange.

Vers cette époque (novembre 1859), le commerce japonais était très lucratif. Les kobangs, monnaie d’or, pouvaient être achetés à bas prix, et un dollar parti de Shanghaï en valait presque deux lorsqu’après une traversée de quelques jours il était arrivé à Yokohama. Les commerçans de Shanghaï sont très riches ; ce sont les plus hardis spéculateurs du monde. À peine avaient-ils reçu la nouvelle que l’argent valait de l’or au Japon, qu’ils y envoyèrent des sommes considérables. En un seul jour, trois navires américains, le Powhattan, le Melita et le Mary and Louisa, apportèrent 1,200,000 dollars, plus de 7 millions de francs, à Yokohama. Or il s’agissait d’échanger toutes ces sommes le plus tôt possible en itzibous, car les marchands japonais refusaient de se faire payer en dollars.

Le trésor fut alors inondé par un nombre toujours croissant de bulletins de demande en échange. Il tint encore bon pendant quelques jours, puis il ferma tranquillement ses portes et dit : « Vous n’aurez plus rien, car nous n’avons plus rien. » Cette mesure était fort grave. L’argent valait en Chine déjà 1 pour 100 par mois, et il était monté au Japon au taux de 5 pour 100 par mois. On ne pouvait laisser dormir les énormes capitaux qui venaient d’être expédiés à Yokohama sans s’exposer à des pertes sensibles. Les marchands protestèrent énergiquement contre les mesures prises par le gouvernement japonais ; ils insistèrent sur le droit accordé par les traités ; les consuls soutinrent leurs nationaux. Le trésor ne put tenir longtemps contre toutes ces attaques, et il fit un nouveau compromis. « Je donnerai, dit-il, autant que je pourrai à chacun en proportion de ce qu’il me demandera. Adressez-moi de nouveau vos bulletins. » Les marchands s’empressèrent d’obéir. L’un demanda l’échange de 500 dollars, un autre de 1,000 dollars, un troisième de 5,000 dollars, et ainsi de suite ; mais le plus fin de la société ne s’arrêta pas aux bagatelles : il pria le trésor de vouloir bien lui fournir l’échange de 20 millions de dollars. Le caissier fit naïvement ses calculs. La personne qui avait demandé d’échanger 500 dollars obtint des itzibous pour une dizaine de dollars, un autre en reçut pour une vingtaine ; mais le reste des précieuses monnaies japonaises tomba dans la grande poche du monsieur aux 20 millions. On rit beaucoup de cette excellente et profitable plaisanterie, et on ne tarda pas à l’imiter. — Au bout d’une semaine, les caissiers japonais passaient leur temps à faire des calculs sur des chiffres que l’on ne rencontre ordinairement que dans les traités d’astronomie. Demander l’échange de quelques millions de dollars, c’était se montrer modeste.