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place aux hypothèses rassurantes. Il n’est guère possible de considérer l’acte du San-Jacinto comme le coup de tête d’un capitaine aventureux. Il paraît certain que cet officier n’a fait qu’exécuter les instructions positives de son gouvernement. Ces instructions, si nous en croyons des informations sûres, auraient été arrêtées dans un conseil auquel, assistait le général Scott, qui vient d’arriver en France il y a peu de jours. On rapporte que le vieux général aurait essayé de détourner d’un parti aussi violent le gouvernement de M. Lincoln ; mais il quittait le commandement de l’armée américaine, il allait partir, et sa voix, quoiqu’elle fût celle de la sagesse, n’a plus eu assez d’autorité pour se faire entendre. Le cabinet de Washington avait donné l’ordre positif d’arrêter MM. Mason et Slidell, fussent-ils à bord de navires anglais ; il avait même envoyé une frégate dans les eaux de l’Angleterre pour saisir les envoyés du sud sur le paquebot la Plata, celui qui les eût en effet amenés en Europe, s’ils n’eussent point été arrêtés à bord du Trent. Tout l’annonce donc, le gouvernement américain a su ce qu’il faisait, et ce qui vient d’arriver n’est que la conséquence de ce qu’il a voulu, Il n’y a donc guère lieu d’espérer qu’il accorde les satisfactions qui lui seront demandées par l’Angleterre.

S’il est vrai que M. Lincoln et ses ministres soient allés avec préméditation au-devant du conflit, l’esprit se perd à chercher les motifs qui ont pu les pousser à une politique si désespérée. On se rappelle bien sans doute qu’il y a peu de temps M. Seward écrivit une circulaire aux gouverneurs des états du littoral pour les inviter à travailler aux fortifications maritimes et à mettre leurs ports à l’abri d’une insulte étrangère ; on se demandait, à la lecture de cette circulaire, quel péril d’agression extérieure pouvaient redouter les États-Unis, à moins qu’ils ne le provoquassent eux-mêmes de gaieté de cœur, et cette manifestation du secrétaire d’état de M. Lincoln avait donné à penser. Cependant les inquiétudes vagues que l’on avait pu concevoir à cette occasion durent se dissiper entièrement lorsqu’on vit la grande expédition maritime du nord dirigée sur Port-Royal et Beaufort. Le gouvernement américain a tenté là une puissante diversion : il prend l’ennemi à revers, et c’est la manœuvre la plus efficace qu’il ait essayée depuis le commencement de la campagne ; mais la principale chance de succès de l’expédition entreprise contre la Caroline du sud, c’est que cette expédition à la meilleure des bases d’opérations, la mer. En portant cette attaque contre les états du sud, les états du nord tirent profit de leurs avantages naturels, qui consistent dans leurs ressources navales et dans leur supériorité maritime. Or ces avantages, l’Union les perd à l’instant même où elle se brouille avec l’Angleterre. La guerre avec les Anglais enlève à l’expédition de la Caroline du sud la sécurité de sa base d’opérations, elle change en une folie désastreuse l’entreprise militaire la mieux combinée. On ne peut s’expliquer que le cabinet de Washington puisse affronter avec un aveuglement systématique une telle perspective et donner lui-même pour alliée aux états rebelles la première puissance maritime du monde.