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cet esprit supérieur, M. de Broglie et M. Guizot, eurent l’idée d’attirer Rossi en France en lui offrant une scène plus vaste, une patrie nouvelle et des positions faites pour le tenter. Rossi était d’abord nommé comme successeur de J.-B. Say à une chaire d’économie politique. Ce n’est pas tout encore : il était bientôt appelé par une faveur singulière à fonder l’enseignement du droit constitutionnel en France, et ici, dans cette fortune soudaine, recommençaient pour l’émigré de Carrare ces difficultés qu’il avait connues en Suisse dans les premiers temps, qui se rencontrent plus d’une fois devant tout proscrit errant et changeant de patrie. Arrivant de Genève, qu’il n’avait pas quittée sans regret, étranger, réfugié, connu de loin pour un talent et des travaux où quelques esprits démêlaient seuls encore l’homme éminent, Rossi avait à dissiper des défiances et à justifier ces choix exceptionnels dont il était l’objet. Il avait à n’être pas longtemps un embarras, selon le mot du roi Louis-Philippe. Élevé à la chaire d’économie politique du Collège de France, il ne tardait pas à s’imposer par l’autorité de sa science, par la netteté et l’originalité de sa parole ; mais quand il ouvrait son cours de droit constitutionnel, il se trouvait en face d’une turbulence d’école sous laquelle se cachaient mal peut-être des mécontentemens, des jalousies de rivaux évincés ou de collègues froissés. Trois fois il recommençait son cours et trois fois il était arrêté par un tumulte systématique. Il ne laissait pas d’être un peu étonné au premier abord et semblait ne pas comprendre le sens de cette hostilité violente de la jeunesse contre un réfugié, un libéral, chargé d’un enseignement libéral ; il ne se décourageait pas cependant ; il opposait à tout une impassibilité obstinée, la vigoureuse souplesse d’un esprit accoutumé à se jouer des obstacles, la puissance de cette nature étrange où la passion se cachait sous la froideur extérieure et sous le dédain. Engagé dans cette lutte contre des préventions hostiles, Rossi était de force à les désarmer et à les vaincre, et c’est ainsi que dans cette patrie nouvelle qu’il avait acceptée, il arrivait en peu d’années à être pair de France, membre de l’Institut, doyen de cette faculté de droit où il n’était entré qu’avec peine comme professeur. Je ne parle pas même de ce qu’il était comme publiciste, de ces ingénieuses et fortes études d’histoire ou de politique contemporaine dont la Revue a gardé le reflet. C’était en tout un Français qui avait fait son chemin : destinée assurément étrange d’un homme condamné par une fatalité première à recommencer deux ou trois fois sa carrière, et réussissant toujours, révélant dans toutes les positions la supériorité naturelle d’un esprit fait pour tout comprendre, pour tout entreprendre, surtout les choses difficiles où il fallait de l’habileté, et appelé à grandir un jour encore plus par sa mort que par toutes les fortunes de sa vie !