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Valvèdre, dans Germandre, l’idéal déborde ; mais il n’engloutit pas, il n’absorbe pas cette autre partie de notre être qui a ses droits, sa part, son rôle à jouer dans les créations de l’art comme dans les épreuves de la vie. Les personnages y sont de chair et d’os, leur cœur bat comme le nôtre ; ils touchent du pied la terre, bien que l’on sente passer sur leurs fronts le rayon et le souffle des régions meilleures ; leurs petitesses font sourire, sans que ce sourire dessèche les sources de sensibilité et d’émotion ; leurs grandeurs élèvent l’âme, sans qu’elle ait à se détacher des liens qui la retiennent ici-bas. Cette lutte ou plutôt cette alliance de l’idéal et du réel est de tous les temps : elle est l’homme tout entier ; on la retrouve dans ses joies, dans ses douleurs, et dans toutes les expressions durables de ses douleurs et de ses joies. Quiconque aspire à lui montrer sa propre image, à le forcer de s’y reconnaître, en évitant également de l’enivrer, et de le dégoûter de lui-même, doit saisir et peindre tour à tour l’antagonisme et l’union de cette double nature. Qu’est-ce que le roman ? C’est la vie, c’est la société, interprétées à la fois par l’observation et par l’imagination. Et qu’est-ce que la vie, sinon la combinaison providentielle d’une âme et d’un corps ? Qu’est-ce que la société, sinon le théâtre permanent où se croisent, se débattent et s’unissent le monde extérieur et le monde intérieur, la vie matérielle et la vie morale ? Le roman doit donc avoir, lui aussi, une âme et un corps : s’il n’a qu’une âme, il nous échappe ; s’il n’a qu’un corps, il nous abaisse. Ni si haut, ni si bas ! a dit le poète. Ce doit être en définitive la devise du roman : ni si haut, car les hauteurs excessives et continues, en effrayant notre faiblesse, peuvent nous tromper sur le véritable emploi de nos forces ; ni si bas, car l’art qui, pour nous séduire, abuse de nos mauvais penchans et se fait plus matériel que nous-mêmes est le plus vil des courtisans, le plus plat des histrions. Voilà le vrai ; le reste est affaire de mode, de prétention ou de système. Que le roman consulte ses antécédens et ses souvenirs, qu’il songe aux œuvres qui, dans un genre réputé secondaire et éphémère, ont mérité de vivre, et, s’il persiste encore dans les voies mauvaises, ce ne sera pas faute d’enseignemens et de modèles.


ARMAND DE PONTMARTIN.