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s’il faut attacher quelque importance à ce détail peut-être accidentel ; mais un esprit généralisateur ne pourrait-il pas le ranger parmi les symptômes d’une époque de déclassement et de malaise ? N’allons pas plus loin et surtout gardons-nous bien de comparer le roman moderne, dont les erreurs mêmes sont peut-être des signes de vitalité, à ces dynasties défaillantes où les femmes s’emparent des premiers rôles abandonnés par les hommes.

L’imagination et l’esprit, la sensibilité et la raillerie peuvent fort bien marcher côte à côte dans la littérature romanesque d’une époque, comme le rire et les larmes peuvent se disputer le même visage. Ce n’est pas en France, dans la patrie de Rabelais, de Le Sage et de Voltaire, qu’il faut s’étonner si le roman tend parfois la main à la comédie et à la satire, si la société, lasse de se voir peindre dans des attitudes sentimentales et passionnées, encourage de spirituels moqueurs à terminer en éclats de rire ses illusions et ses rêveries. Nous avons en outre, en littérature comme ailleurs, un goût si vif de réactions, de reviremens, que l’abus du roman à prétentions héroïques et lyriques devait évidemment amener le règne ou l’essai du roman satirique, de même que les interminables aventures et les complications sans fin d’un genre aujourd’hui passé de mode ont fait beau jeu à de courtes et lestes histoires où il a suffi d’un peu de gaieté, d’agrément et d’esprit pour tenir lieu d’invention. Prenons garde pourtant et n’oublions pas que la comédie ou même la bonne satire est aussi difficile et aussi rare dans le roman que sur la scène ; ne nous hâtons pas de les reconnaître dans ce qui en est à peine l’ombre. Pour que le rire ait toute sa valeur, pour qu’il soit autre chose qu’une convulsion ou une grimace, il faut qu’il parte du plus profond de notre être et qu’il s’attaque à des objets dignes de lui. Il faut que, sous une forme plaisante ou grotesque, la raison, la morale, l’humanité, se retrouvent, exerçant un droit, essayant une conquête, châtiant un vice, revendiquant une réparation ou une indemnité. Les grands railleurs du moyen âge et de la renaissance n’étaient pas de simples amuseurs, plus ou moins heureux dans les imaginations bouffonnes dont ils masquaient leur pensée. Ils représentaient le genre humain, la civilisation, trop forte déjà dans sa rapide croissance pour ménager ses précepteurs et ses langes : pupille remuante, indocile, inquiète, dont il fallait amuser à la fois et déguiser les griefs sous des airs d’extravagance et à l’aide de burlesques fictions. Sancho, Pantagruel et Panurge font rire ; mais au-dessous de ce rire il y a l’histoire d’un siècle ou d’un monde : il y a des institutions qui s’écroulent, un régime qui tombe, des ombres qui se dissipent, des lumières qui naissent. Le Sage même et Voltaire, dans une société toute différente et trop civilisée déjà pour ne pas comprendre à demi-mot, se gardent bien de railler au hasard et