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d’une société frivole, un temps qu’il pourrait mieux employer ? On peut faire la même remarque, en signalant aussi un certain défaut collectif de vigueur native, de sève originale, au sujet de plusieurs romanciers de notre temps. Quelques élégantes histoires de M. Louis Énault, Christine, Nadèje, Hermine, Alba, ont une grâce un peu féminine, un parfum de rose-thé, vague, subtil, insaisissable, qui vous fait passer par des sensations douces, mais factices et amollissantes. M. Louis Énault, on le sait, a beaucoup voyagé ; or il suffit d’avoir entrevu un coin de la société étrangère pour comprendre son influence sur ce genre de roman qu’effraient les brutalités de la nouvelle école, et qui, visant au distingué, voulant surtout plaire aux femmes, y réussit en leur demandant d’être ses confidentes et ses complices. Les traditions de ce roman, comme ses instincts, l’obligent presque à s’inspirer de la vie des salons ; mais les salons d’autrefois, ceux où se résumaient toutes les élégances de l’existence aristocratique, étant fermés pour la plupart ou se méfiant trop des courans d’air littéraires, il faut bien que le conteur mondain cherche ailleurs ses inspirations et ses modèles : les belles émigrées de la Vistule ou de la Neva ont dès lors une large part dans cette expression internationale de l’esprit romanesque en France. Ne sont-elles pas d’ailleurs plus Françaises souvent que les Françaises elles-mêmes ? C’est bien là le roman coquet, un peu maniéré, un peu mignard, mais dont la mignardise n’est pas sans charme, et où notre siècle, en ses jours de galante humeur, peut se mirer avec toutes les grâces correctes d’une tenue de bal. Il serait même facile de signaler bien des analogies entre cette littérature et ces fleurs exotiques, belles surtout aux lumières, ces pâles filles du Nord dont les yeux ont d’aimables langueurs, dont la voix est caressante, qui possèdent le semblant de toutes les beautés, de toutes les grandeurs, de toutes les tendresses, de toutes les délicatesses de la femme, mais qui vous laissent indécis sur le genre d’émotions qu’elles vous causent et la nature du sentiment qu’elles méritent. Anomalie singulière ! depuis trente ans, le sceptre du roman est tenu parmi nous par une femme de génie qui a toutes les qualités viriles : l’énergie, la force, la persévérance, l’ardeur au travail, un don merveilleux de renouvellement. Or tout auprès de Mme Sand et parallèlement à son œuvre si variée et si riche nous apercevons un groupe de romanciers qui ont au contraire les qualités féminines. Plus souples que vigoureux, plus délicats qu’énergiques, plus subtils que grandioses, ils excellent à démêler les petits secrets de l’imagination et du cœur, à débattre la casuistique des consciences troublées, à poétiser les devoirs de la vie intime, plutôt qu’à se mesurer corps à corps avec les grands spectacles de la vie humaine, avec les luttes fécondes de la création et du travail. Nous ne savons