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de triples voiles, entre sœur Philomène et le meilleur, le plus généreux de ces jeunes gens. Malheureusement cette histoire d’une âme est entremêlée de ce coloriage tout moderne, de ces prodigalités de palette que nous sommes habitués à trouver dans les bagages du matérialisme littéraire. Ce style obstiné à tout peindre, infatué de forme et de couleur, en un sujet où tout est intérieur, étonne et blesse comme un accompagnement d’orchestre qui contrarierait la mélodie. À côté d’une étude où le sentiment moral domine, les auteurs ne nous font pas grâce des plis d’un rideau d’hôpital, de la moiteur affadissante d’un dortoir, d’un cadavre dessinant sous les draps ses formes rigides, des détails d’une opération ou d’un amphithéâtre. Le vrai spiritualisme n’a pas de ces recherches de pinceau : il se complaît dans la simplicité du langage combinée avec les délicatesses et les ténuités psychologiques.

Compromis par son excès même ou altéré par des élémens réfractaires, l’idéal, dans les deux ouvrages dont nous venons de parler, n’en occupe pas moins la place d’honneur. Il l’a encore, bien qu’avec moins de décision et de parti-pris, dans le roman proprement dit, le roman romanesque, celui qui vit sur ses domaines, et, sans se préoccuper d’écoles et de systèmes, s’efforce d’associer de son mieux l’observation et la fiction. M. Amédée Achard est un de ces conteurs aimables qui intéressent honnêtement les honnêtes gens. Depuis la Robe de Nessus jusqu’aux Filles de Jephté, M. Amédée Achard a constamment cherché, souvent avec succès, à se délivrer de ces allures d’improvisation facile qui avaient marqué ses débuts. On a pu lui contester quelquefois l’élévation et la vigueur ; on est forcé de lui reconnaître deux qualités qui ont leur prix : l’observation juste et vraie de certaines situations créées par la civilisation moderne, et l’art de placer dans ces cadres des personnages qui sont bien de notre temps, qui vivent de notre vie. Quelquefois, comme dans l’Ombre de Ludovic, une idée philosophique, agréablement nuancée de satire légère et de fantaisie, donne de l’espace et de l’air à ce je ne sais quoi d’un peu terre à terre qu’implique la peinture des mœurs contemporaines. Enfin dans les filles de Jephté, dans la famille Guillemot, dans les Séductions, M. Amédée Achard a souvent rencontré l’accent de la passion. Cependant, avec ses qualités remarquables, M. Amédée Achard est-il déjà complètement parvenu à ce qui doit être le but de tout artiste vrai, à se créer une originalité bien tranchée, une physionomie bien saisissable qui persiste jusque dans les défauts et ne permette plus de se tromper sur la signification d’une œuvre ou d’un nom ? Ne sent-on pas ici l’influence d’une production trop peu ménagée, peut-être, hélas ! de ces diversions mondaines que comportent les exigences de la vie moderne, et qui dérobent à un écrivain, au profit