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de s’adoniser devant son miroir, et l’esprit romanesque, pour lui plaire, se fait maniéré, coquet, enjolivé de grâces et de mièvreries féminines ; tantôt, cédant à une inspiration plus haute et plus saine, il se débat contre les vulgarités qui l’obsèdent : il ne veut pas trouver là sa seule sphère et son horizon ; tournant son regard vers la vraie patrie des imaginations bien douées, il demande au roman de le représenter à lui-même épris de lumière et d’idéal, et le roman s’idéalise comme par enchantement : il ramène à sa suite le public le plus rebelle, pourvu qu’une femme de génie veuille bien se charger de cette opération difficile. D’autres fois cet être capricieux est mécontent de soi et de tout ; il se regarde, et il se trouve laid, grimaçant, morose, ennuyeux ; il se raille, il veut qu’on l’amuse à ses dépens, qu’on lui dise ses vérités aiguisées en épigrammes, et l’esprit romanesque, laissant là ses rêveries sentimentales, devient ironique et railleur, et donne à son modèle le plaisir malin, mais stérile, de se moquer de lui-même. D’autres fois encore celui-ci, cédant à ce misérable penchant de notre nature, en qui la bête, si on la laisse faire, finit par tout dévorer, est pris d’une rage d’abaissement, d’un vertige de dégradation morale : il déchire d’une main convulsive ses derniers titres de noblesse, échappés de tant de naufrages ; il veut se retrouver dans son miroir tel que l’ont fait ces ivresses de la matière et des sens, et le roman, docile à cette triste fantaisie, chatouille cette fibre sensuelle et le repaît de sa propre image, dégradée et avilie dans cette dernière métamorphose. — Nuances principales entre lesquelles il serait facile de démêler d’autres nuances intermédiaires ! variations incessantes qui parcourent toute la gamme des sentimens humains, depuis la note la plus élevée jusqu’à la plus basse ! Essayons à notre tour de la suivre ; peut-être y trouverons-nous les applications particulières de ces idées générales.

Si l’on accepte cette image de la gamme musicale, l’Enthousiasme, roman de Mme Marie Gjertz, nous en offrira assurément la note la plus haute, et même un peu au-dessus du ton. Mme Gjertz est, dit-on, une Norvégienne convertie à la religion catholique, et elle apporte sans doute dans sa conversion toute la ferveur d’une néophyte. Loin de nous l’idée de nous en plaindre ! Il y aurait une contradiction singulière à protester contre l’art d’où l’âme est absente, et à repousser les tentatives de cette reine exilée pour reconquérir son royaume. Il y a deux parts bien distinctes à faire dans le livre de Mme Gjertz, qui gagnerait à être abrégé d’un bon tiers : celle où l’auteur, pour expliquer les enthousiasmes, les espérances et les craintes de Brigitte, son héroïne, accumule des apparitions, des puissances mystérieuses, des scènes nocturnes dans la tour des armes, tout le bric-à-brac du faux romantisme de 1824 ; puis celle