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grandes masses l’aristocratie et la démocratie du roman, en démontrant, pièces en main, qu’elles ne se produisent pas sous les mêmes formes, ne parlent pas la même langue et ne s’adressent pas aux mêmes lecteurs. Sans doute, si l’on cherchait bien, ces distinctions existent encore ; mais elles ne résident plus que dans l’appréciation de quelques connaisseurs d’élite. Peut-on du moins s’obstiner à établir ces démarcations, un peu usées déjà, un peu monotones, entre le roman spiritualiste et le roman réaliste ? L’esprit français au milieu de tous ses mérites a un défaut ou une manie : c’est d’inventer de temps à autre un mot, — un sobriquet, comme dit M. Sainte-Beuve, — qui devient aussitôt le mot d’ordre, le cri de guerre ou de ralliement de quelques gens à systèmes. Puis arrivent des milliers de beaux diseurs à la suite, de philistins superficiels, de ceux qui aiment à se payer d’un mot pour se dispenser d’une idée. Tous ceux-là répètent le mot à satiété, à tort et à travers, jusqu’à ce qu’ils l’aient rendu à la fois méconnaissable et insupportable. Ainsi, pour nous contenter d’un exemple et nous en tenir à cet éternel réalisme, il est probable qu’au temps heureux où le mot n’existait pas, on y eût tout bonnement suppléé par le mot naturel. Or, si le naturel et la simplicité sont à peu près synonymes, quoi de moins simple que les chefs-d’œuvre du genre ? On peut différer d’opinion sur le talent de M. Flaubert ou de M. Feydeau ; mais tout le monde conviendra que leur manière est le contraire du naturel. Dans leurs passages les mieux réussis (encore un mot de cette belle langue !), on sent perpétuellement l’effort, le coup de fouet, un je ne sais quoi d’affecté, de laborieux et de tendu qui sacrifie tout à l’effet. Renonçons donc à des catégories illusoires, à des qualifications oiseuses, et tâchons de rester dans le vrai.

Le vrai, c’est qu’au milieu du nivellement universel, à travers cette diffusion toujours croissante d’intérêts, d’idées et d’habitudes, il s’est formé comme des familles d’esprits, des groupes rapprochés dans la foule par une affinité de goûts et de sentimens, et que le roman moderne a des variantes accommodées à chacun de ces groupes. Ce qui est vrai, c’est que notre siècle, de plus en plus enclin à l’analyse, qui fait sa faiblesse et sa force, se cherche et s’étudie dans le roman bien mieux que dans la littérature dramatique, qui ne reflète, à vrai dire, qu’une partie très bornée et très spéciale du public français ; mais ce miroir a quelque chose de l’extrême mobilité des traits qui s’y réfléchissent : les figures sont si nombreuses, si ressemblantes dans leurs différences, si variées dans leurs similitudes, elles changent si souvent d’expression et d’aspect que la glace où se mire cet être multiple semble se multiplier avec lui. Tantôt il se trouve trop inculte, trop négligé dans son accoutrement démocratique : il lui plaît de s’ajuster, de se parer,