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n’avait que justement punis, désapprouva même Lise en passant, et se sauva après m’avoir baisé sur l’épaule. Il m’avait appris, entre autres choses, que la veille de son départie prince, en vrai grand seigneur, à une délicate allusion de Cyril Matvéitch, avait répondu froidement que son intention n’était de tromper personne, et qu’il ne pensait nullement à se marier ; là-dessus il s’était levé, avait salué et avait disparu.

J’allai le lendemain chez Ojoguine. Le laquais à demi aveugle s’élança de son banc à mon apparition avec la rapidité de l’éclair. Je lui dis de m’annoncer. Il obéit précipitamment et revint aussitôt. « Veuillez vous donner la peine d’entrer, » me dit-il. J’entrai dans le cabinet de Cyril Matvéitch… A demain.


30 mars. Gelée.

J’étais donc entré dans le cabinet de Cyril Matvéitch. Je donnerais une forte somme à celui qui me montrerait aujourd’hui mon propre visage au moment où ce notable employé croisa vivement les pans de sa robe de chambre persane, et s’approcha de moi en me tendant les bras. Tout mon être respirait sans doute un triomphe modeste, une sympathie indulgente, une générosité infinie… Je me comparais intérieurement à Scipion l’Africain. Ojoguine était visiblement troublé et chagrin, il fuyait mon regard, et sans cesse remuait ses pieds. Je remarquai qu’il parlait plus haut que cela ne lui était naturel, et qu’il employait en général des expressions indécises. Il m’avait demandé pardon en termes fort vagues, mais chaleureux ; il avait fait vaguement allusion à son hôte absent en ajoutant quelques observations incohérentes sur les déceptions et les vicissitudes des félicités humaines ; puis, sentant tout à coup qu’il lui était venu une larme à l’œil, il s’était hâté de prendre du tabac, probablement pour me donner le change quant à la raison qui le faisait pleurer… Il employait le tabac vert russe, et on sait que cette plante fait larmoyer même les vieillards, et donne pour quelques instans à l’œil humain une expression trouble et stupide. Je mis naturellement beaucoup de prudence dans mon attitude vis-à-vis du vieil Ojoguine ; je lui demandai des nouvelles de la santé de sa femme et de sa fille, et détournai aussitôt habilement la conversation sur une certaine question d’agronomie domestique. J’étais habillé comme de coutume ; mais les sentimens de douce convenance et d’indulgente modestie dont je me sentais animé me donnaient une sensation de fraîcheur et de fête, comme si j’avais été en gilet blanc et en cravate blanche. Une seule chose m’agitait : la pensée de me retrouver avec Lise… Ojoguine me proposa enfin de me conduire lui-même auprès de sa femme. Cette créature sotte,