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à mes espérances déçues, à ce qu’il me restait à faire. Je me demandais si je devais chercher à tuer le prince, non pour me venger certes, mais pour sauver Lise. « Elle ne survivra pas à ce coup, me disais-je ; non, il vaut mieux que ce soit lui qui me tue ! » Je conviens qu’il m’était agréable de penser que moi, provincial obscur, j’avais forcé un personnage aussi important à se battre avec moi, Le matin me surprit dans ces réflexions, et peu après Koloberdaef parut.

— Eh bien ! me demanda-t-il en entrant bruyamment dans ma chambre à coucher, où est le témoin du prince ?

— Belle question que celle-là ! lui répondis-je avec dépit. Il est sept heures à peine. Le prince dort sans doute.

— Dans ce cas, faites-moi donner du thé, reprit l’infatigable capitaine. J’ai mal à la tête depuis hier au soir… Je ne me suis pas déshabillé. Du reste il m’arrive rarement de me déshabiller, ajouta-t-il en bâillant.

On lui servit du thé. Il en but six verres avec du rhum, fuma quatre pipes, me raconta que la veille il avait acheté pour une bagatelle un cheval que tous les maquignons avaient refusé, qu’il allait le dresser lui-même en lui attachant la jambe de devant, et s’endormit tout habillé sur le divan, la pipe à la bouche. Je m’étais levé et m’étais mis à ranger mes papiers. J’avais trouvé un billet d’invitation de Lise, la seule lettre qu’elle m’eût jamais écrite, et je voulais la mettre sur ma poitrine ; mais un instant de réflexion me porta à la jeter dans une boîte. Koloberdaef ronflait faiblement. Sa tête avait glissé sur le coussin de cuir… Je me rappelle que je contemplai longtemps ce visage insouciant, ébouriffé, bon et hardi. À dix heures, mon domestique vint m’annoncer Besmionkof, que le prince avait choisi pour témoin.

Nous réveillâmes à nous deux le capitaine endormi. Il se releva, nous regarda avec ses yeux troublés, demanda un verre d’eau-de-vie d’une voix enrouée, s’étira, salua Besmionkof, et s’en alla avec lui pour conférer dans la chambre voisine. Cette conférence de nos témoins ne fut pas de longue durée. Au bout d’un quart d’heure, ils étaient revenus. Koloberdaef m’expliqua que nous nous battions au pistolet ce jour même à trois heures. J’inclinai silencieusement la tête en signe d’acquiescement. Besmionkof prit aussitôt congé de nous. Il était un peu pâle et intérieurement agité, comme un homme qui n’a pas l’habitude de ces sortes de démarches ; mais il se montra du reste fort résolu et poli. Je ressentais pour ainsi dire une certaine honte, en sa présence, et je n’osais pas le regarder en face. Koloberdaef se remit à conter l’histoire de son cheval. Cette conversation m’allait on ne peut mieux. J’avais redouté quelque allusion