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chose : — Ah ! oui, dit-il en s’adressant à moi ; à propos, nous avons à causer ensemble.

Deux propriétaires des plus acharnés, qui suivaient obstinément le prince, pensèrent qu’il s’agissait sans doute « d’affaires de service, » et se retirèrent respectueusement en arrière. Le prince me prit le bras et m’emmena de côté. Mon cœur battait avec violence.

— Je crois que vous m’avez insulté ? me dit-il en appuyant sur le mot « vous, » et en me regardant sous le menton avec une expression de mépris qui allait singulièrement bien à son frais et gracieux visage.

— J’ai dit ce que je pensais, répliquai-je en haussant la voix.

— Chut !… plus bas ! dit-il. Les gens comme il faut ne crient pas. Vous voulez sans doute vous battre avec moi ?

— Cela vous regarde, repris-je en me redressant.

— Si vous ne rétractez pas vos expressions, il faudra bien que je vous défie, me répondit-il négligemment.

— Je n’ai nulle envie de me rétracter ni de me résigner en quoi que ce soit, poursuivis-je avec fierté.

— Vraiment ? ajouta-t-il, non sans un sourire d’ironie. Dans ce cas, reprit-il après un moment de silence, j’aurai l’honneur de vous envoyer demain mon témoin.

— Fort bien ! répondis-je d’une voix aussi indifférente que possible.

Le prince s’inclina légèrement.

— Je ne puis vous empêcher de me trouver insipide, continua-t-il en ouvrant les yeux d’un façon hautaine ; mais les princes N… ne sauraient être des parvenus. Au revoir, monsieur… monsieur Chtoukatourine.

Il me tourna le dos et se rapprocha du maître de la maison.

M. Chtoukatourine[1] !… Je m’appelle Tchoulkatourine… Je ne trouvai rien à répondre à cette dernière offense et me contentai de le suivre des yeux d’un air furieux. « A demain ! » murmurai-je les dents serrées, et je me mis aussitôt à la recherche d’un officier de ma connaissance, le capitaine de hulans Koloberdaef, viveur désespéré et excellent garçon, auquel je racontai en peu de mots ma dispute avec le prince, en le priant de me servir de témoin. Il y consentit tout de suite, et je m’en retournai chez moi.

Je ne dormis pas de la nuit ; mais c’était l’agitation et non la peur qui troublait mon sommeil. Je n’étais pas lâche. Je ne songeais même pas que j’allais m’exposer à perdre la vie, ce plus grand bien de la terre, à ce qu’assurent les Allemands. Je ne pensais qu’à Lise,

  1. Chtoukatoura veut dire plâtre en russe.