Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/676

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelle signification donner à chaque sensation séparée ? Quoi qu’il en soit, tous ces malentendus, tous ces pressentimens et toutes ces espérances furent bientôt dissipés.

Un jour, — c’était le matin, il pouvait être midi, — je venais d’entrer dans l’antichambre d’Ojoguine, lorsque j’entendis une voix inconnue et sonore qui retentissait dans le salon. La porte s’ouvrit, et sur le seuil apparut, en compagnie du maître de la maison, un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, grand et bien fait ; il s’enveloppa rapidement dans un manteau militaire qu’il avait laissé sur un banc, prit affectueusement congé de Cyril Matvéitch, passa devant moi en portant négligemment la main à sa casquette, et disparut en faisant résonner ses éperons.

— Qui est-ce donc ? demandai-je à Ojoguine.

— C’est le prince N…, me répondit-il avec une figure soucieuse. Il a été envoyé de Pétersbourg pour inspecter des recrues. Que sont devenus mes gens ? continua-t-il avec dépit. Un aide-de-camp de l’empereur, il n’y avait personne pour lui mettre son manteau ! Nous entrâmes dans la salle. — Est-il arrivé depuis long-temps ? demandai-je.

— Depuis hier au soir. Je lui ai offert une chambre qu’il a refusée. Il a d’ailleurs l’air d’un aimable garçon.

— Est-il resté long-temps chez vous ?

— Une heure. Il m’a demandé de le présenter à Olympie Nikitichna.

— Et vous l’avez fait ?

— Naturellement.

— Et à Lise Cyrillovna ?…

— Cela s’entend. Ils ont fait connaissance.

— Ne savez-vous pas pour combien de temps il est venu ?

— Oui, pour une quinzaine de jours à peu près.

Là-dessus Cyril Matvéitch courut s’habiller. Je ne me rappelle pas que l’arrivée du prince ait éveillé alors la moindre appréhension en moi, si ce n’est ce sentiment de malveillance qui s’empare ordinairement de nous lorsqu’un nouveau visage s’introduit dans notre cercle d’intimes. Peut-être se mêlait-il encore à ce sentiment un je ne sais quoi qui ressemblait à la jalousie qu’inspire tout brillant officier de Pétersbourg à un timide et obscur habitant de la province. « Ce prince, me disais-je, est un des beaux de la capitale ; il va nous regarder du haut de sa grandeur… » Je ne l’avais guère vu plus d’une minute, mais j’avais déjà remarqué qu’il était joli garçon, adroit et bien tourné. Après avoir fait quelques tours dans la salle, je m’étais enfin arrêté devant un miroir ; je tirai un petit peigne de ma poche pour donner à ma chevelure un air de négligence