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MOI. — Je mourrai de toute façon, Térence.

ELLE. — Que Dieu vous bénisse, vous dis-je ! Eh bien ! faut-il vous donner du thé ?

MOI. — Je n’ai plus une semaine à vivre, Térence.

ELLE. — Hi ! hi ! petit père, que chantez-vous là ?… Je vais préparer le samovar[1].

O créature décrépite, jaune et édentée, se peut-il que je ne sois pas un homme, même pour toi ?


24 mars. — Gelée aiguë.

Le jour même de mon arrivée dans la ville d’O…, les affaires de service dont j’ai parlé plus haut me forcèrent de me rendre chez un certain Ojpguine Cyril Matvéitch, un des plus importans employés du district, dont je ne fis la connaissance ou plutôt dont je ne me rapprochai qu’au bout de deux semaines. Sa maison était située dans la principale rue et se distinguait de toutes les autres par un toit coloré et les deux lions qui gardaient la porte. Ces lions étaient de l’espèce de ceux qu’on voit aux portes cochères à Moscou, et qui ressemblent eux-mêmes à des chiens fantastiques. Ces lions seuls suffisaient à prouver l’opulence d’Ojoguine, et il avait en effet quatre cents âmes, recevait la meilleure société d’O… et passait pour être hospitalier. Le préfet de la ville, homme d’une obésité peu commune et qui semblait avoir été taillé dans un ballot avarié, se rendait chez lui dans un large droschki à deux chevaux. Il recevait aussi les autres employés : le procureur, créature bilieuse et méchante ; l’arpenteur, grand diseur de bons mots, d’origine allemande et à figure tartare ; l’officier des ponts et chaussées, âme tendre, bon chanteur, mais mauvaise langue ; l’ex-chef du district, individu à cheveux teints, à chemise fripée et à pantalon étroit. Celui-ci était doué de cette expression grandiose de physionomie particulière aux gens qu’un jugenent a convaincus de péculat. On trouvait encore chez Ojoguine deux propriétaires, amis inséparables, tous les deux vieux et cassés, dont le plus jeune cherchait constamment à humilier l’autre en lui fermant la bouche à tout propos avec ce seul et même reproche : « Allons, Serge Serguéitch, finissez donc ! Où voulez-vous en venir, vous qui écrivez bouchon avec un p ? Oui, messieurs, continuait-il en s’adressant avec indignation à ceux qui l’écoutaient, Serge Serguéitch n’écrit pas bouchon, mais pouchon. » Et tous les assistans de rire, quoique aucun d’eux probablement ne fût très compétent en fait d’orthographe, tandis que le malheureux Serge Serguéitch se taisait, baissait la tête et souriait d’un air résigné… Mais j’oublie que mes

  1. Bouilloire en cuivre d’un usage très répandu en Russie.