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si simplement et si librement… Quelle hardiesse ! pensais-je involontairement. Pourtant il faut avouer que, malgré mon verrou, la langue me démangeait souvent ; mais ce n’est décidément que dans ma première jeunesse que j’arrivais à prononcer une parole : en avançant dans la vie, je parvenais presque toujours à me vaincre. Je me disais à part moi : « Il vaut mieux que nous nous taisions, » et je me calmais instantanément. Nous sommes tous habiles en silence, nous autres Russes !… Mais il ne s’agit pas de cela, et ce n’est pas à moi de critiquer les autres.

Grâce à un concours de circonstances insignifiantes, mais importantes pour moi, il m’arriva, il y a quelques années, de passer six mois dans la ville de district O… Cette ville était fort incommodément bâtie sur le flanc d’une montagne. Elle contenait environ huit cents habitans ; la pauvreté y était extrême, les maisons n’y ressemblaient à rien de connu. La rue principale était obstruée, par-ci par là, d’immenses plaques de pierres calcaires brutes qui tenaient lieu de pavé, et forçaient même les telegas à un détour. Il y avait une place principale, d’une malpropreté incroyable, au centre de laquelle s’élevait un petit bâtiment percé de trous sombres. Ces trous abritaient des gens à larges chapeaux qui faisaient semblant de se livrer au commerce. Là aussi figurait une haute perche bigarrée près de laquelle on avait placé par ordre, sur l’invitation des autorités, une charrette de foin jaunâtre, autour de laquelle rôdait une poule appartenant au gouvernement. Pour tout dire, on vivait misérablement dans cette ville d’O… Dès les premiers jours de mon séjour, j’y faillis devenir fou d’ennui. Je dois ajouter que quoique je sois certainement un homme de trop, ce n’est pas que je l’aie voulu ainsi ; je suis malade moi-même, mais je déteste tout ce qui est malsain… Je n’ai pas fui le bonheur, j’ai même essayé de l’atteindre en prenant à droite et à gauche… Aussi n’est-il pas étonnant que j’aie la faculté de m’ennuyer comme tout autre mortel. C’étaient des affaires de service qui m’avaient amené dans la ville d’O…

Térence a décidément juré de me faire mourir. Voici un échantillon de notre conversation.

TERENCE. — Mon Dieu ! petit père, qu’écrivez-vous donc toujours là ? Cela ne vous vaut rien d’écrire ainsi.

MOI. — Mais, Térence, je m’ennuie.

ELLE. — Prenez une tasse de thé et couchez-vous. Dieu fera en sorte que vous transpiriez et que vous dormiez un peu.

MOI. — Mais je n’ai pas envie de dormir.

ELLE. — Ah ! petit père, pourquoi parler ainsi ? Que le Seigneur vous bénisse ! Couchez-vous, couchez-vous, c’est ce que vous pouvez faire de mieux.