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force sur son front, sur ses épaules et sur son estomac. Je n’avais pas une seule idée dans la tête ; j’étais complètement stupide, pourtant je sentais que quelque chose de terrible s’accomplissait en moi… La mort m’a regardé alors en face et m’a remarqué…

Mon père mort, nous allâmes demeurer à Moscou, et cela par une raison fort simple : tous nos biens furent vendus à l’encan pour payer nos dettes, tous absolument, à l’exception d’une petite terre, la même où se termine maintenant ma magnifique existence ! Quoique je fusse encore bien jeune alors, j’avoue que la vente de notre nid me fit souffrir, ou plutôt je ne regrettai, à vrai dire, que notre jardin. Ce jardin se trouvait lié presque aux seuls souvenirs heureux de ma jeunesse. C’est là que, par une paisible soirée de printemps, j’enterrai un vieux chien à pattes torses, mon meilleur ami, un basset du nom de Trix. C’est là que, caché dans les hautes herbes, je mangeai des pommes volées, de ces pommes de Novogorod, vermeilles et douces ; c’est là enfin qu’au milieu d’un carré de framboisiers je vis pour la première fois une de nos femmes de chambre, Claudie, qui, malgré son nez camard et son habitude de rire en s’enfonçant la face dans son mouchoir, éveilla en moi une passion si tendre que sa présence me faisait perdre la respiration et la parole. Un jour de Pâques, lorsqu’arriva son tour d’appliquer ses lèvres sur ma main seigneuriale, je me souviens que je manquai me jeter à ses pieds pour baiser ses souliers de cuir tout déformés. Est-il possible, grand Dieu ! qu’il y ait de cela vingt ans ? Tant d’années se sont-elles écoulées depuis que je courais sur mon petit cheval alezan le long de la vieille haie de notre jardin, et que je me levais sur mes étriers pour arracher du peuplier blanc des feuilles à double nuance ? Pendant qu’il vit, l’homme ne sent guère sa propre existence ; elle ne lui devient perceptible, comme le son, qu’à une certaine distance, après un certain temps écoulé.

O mon jardin ! ô sentiers couverts d’herbe autour du petit étang ! ô charmant recoin sablonneux sous la vieille digue où je me livrais à la pêche des goujons et des tanches ! et vous, bouleaux aux longues branches pendantes, à travers lesquelles m’arrivait, du chemin de traverse, la chanson mélancolique d’un paysan qu’interrompaient par momens les brusques cahots de sa telega[1], je vous envoie mon dernier adieu !… En quittant la vie, c’est à vous, à vous seuls que je tends les bras… Je voudrais respirer encore une fois la fraîcheur amère de l’absinthe, la douce odeur du sarrasin coupé sur les champs de ma patrie ; je voudrais encore une fois entendre au loin le modeste tintement de la cloche fêlée de notre paroisse, m’étendre encore

  1. Charrette à quatre roues non suspendue.