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que les causes les plus justes et les plus saintes ont besoin d’être défendues avec mesure et avec modération. Est-ce l’appréhension d’une responsabilité redoutable qui a déterminé Mme Stowe à se retirer de la lutte dans laquelle elle s’était jetée avec tant de passion ? Nous ne savons : ce qui est certain, c’est que cette retraite ne peut être que profitable à son talent et à sa réputation. Quand l’irrésistible progrès de la civilisation chrétienne aura amené le triomphe de la cause à laquelle Mme Stowe avait voué sa plume, quand les chaînes du dernier esclave seront tombées et que le Nouveau-Monde sera aussi unanime que l’ancien à réprouver une institution contre nature, bien des chapitres de l’Oncle Tom et de Dred ne se comprendront plus ; ces deux ouvrages n’offriront plus qu’un intérêt rétrospectif, et s’ils conservent des lecteurs, ils le devront à quelques esquisses spirituelles et à de touchans épisodes.

Cette question brûlante de l’esclavage avait déjà été reléguée au second plan dans la Fiancée du Ministre[1], où elle n’apparaissait plus qu’à de longs intervalles et à propos de personnages tout à fait secondaires ; elle avait cédé le premier rang à une question théologique qui assombrissait quelque peu une agréable histoire d’amour. Aucune trace au contraire de controverse politique ou religieuse ne se laisse apercevoir dans un nouvel ouvrage que Mme Stowe vient de publier, et jamais, à notre avis, les heureuses qualités de cet auteur n’ont paru plus à leur avantage. Plus de nègres cette fois et plus de théologiens, plus de discussions sur l’égalité des hommes ni sur le péché originel et la prédestination ; nous sommes en pleine idylle. Mme Stowe sans doute a eu encore une arrière-pensée en écrivant : il semble en effet qu’une thèse lui soit indispensable, et qu’elle ne se croie autorisée à prendre la plume que pour démontrer quelque proposition. Elle s’est donné pour tâche cette fois de faire voir l’influence que l’éducation première exerce sur nos sentimens, sur le développement de nos idées et de nos passions, et, partant, sur notre destinée ; mais cette démonstration ne trouvera place que dans un roman qui est encore à écrire. La Perle de Vile d’Orr n’est qu’un prologue, où Mme Stowe, ainsi qu’elle en avertit dans une courte préface, s’est contentée « de peindre la vie enfantine de ses héros et de faire prendre sur le fait par le lecteur les influences qui agissent sur eux pendant leur éducation. » Quand le livre se termine, l’héroïne a sept ans et le héros en a dix : ils en auront dix de plus à l’ouverture de la seconde partie, où l’auteur nous les montrera tous les deux aux prises avec les épreuves de la vie ; mais cette seconde partie verra-t-elle le jour ? Déjà l’époque assignée pour

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1859.