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tenaient ces nexi emprisonnés dans leurs maisons et les traitaient comme des esclaves. Un jour, un vieillard parut dans le Forum couvert de vêtemens sordides ; maigre, pâle, sa longue barbe et ses cheveux en désordre lui donnaient l’air d’une bête sauvage. Il dit que dans la dernière guerre sa ferme avait été brûlée, ses troupeaux enlevés, que, pour payer le tribut, il avait dû emprunter, et que, n’ayant pu payer, il avait été enfermé dans la demeure des esclaves, l’ergastulum, et avait trouvé dans son créancier un bourreau. Ce premier cri poussé contre les patriciens dans le Forum fut le précurseur des accusations dont les tribuns devaient si souvent le faire retentir. L’émotion des assistans gagne toute la ville. Une foule irritée débouche dans le Forum par chacune de ses avenues. Les patriciens qui s’y trouvaient sont en grand péril. Les consuls paraissent. La multitude s’adresse à eux, demande avec menace que le sénat s’assemble, et entoure la curie pour imposer aux sénateurs les mesures qu’elle réclame. La curie était presque vide ; les sénateurs n’osaient y venir, et se gardaient de paraître au Forum. Le sénat, n’étant pas en nombre, ne pouvait délibérer. Le peuple criait qu’on se jouait de lui. Enfin les sénateurs, jugeant que tout retard augmentait le danger, se rendent à la curie : mais dans le sein de leur assemblée l’agitation n’était pas moins grande que dans le Forum. Des deux consuls, l’un, Servilius, appartenait à une famille latine[1] ; l’autre, Appius, était le chef de la gens sabine des Claudii, nouvellement adoptée par le patriciat romain. L’orgueil de l’aristocratie sabine paraissait tout entier dans son fier représentant. Ce fut cet Appius qui, le premier, osa placer comme dans un monument de famille les images de ses ancêtres sur des boucliers qu’il suspendit dans le temple de Bellone, déesse guerrière des Sabins. Les sentimens de Servilius et d’Appius furent conformes à leur origine. Servilius proposait des concessions ; l’inflexibilité superbe d’Appius n’en voulait admettre aucune.

Tout à coup on annonce que les Volsques s’avancent et viennent assiéger la ville. La plebs est transportée de joie à cette nouvelle. On s’exhorte à refuser le service militaire : on s’écrie : « Que les patriciens aillent combattre ! A eux les périls de la guerre, puisqu’ils en ont tout le profit ! » Cependant la curie est consternée. On y craint autant les citoyens que les ennemis. Le consul populaire fait rendre un édit par lequel il est défendu de tenir emprisonné un citoyen romain et de l’empêcher ainsi d’aller se faire inscrire comme soldat, de posséder ou de vendre la terre d’un soldat tant qu’il serait

  1. Les Servilii étaient une des familles albaines transportées sur le Cœlius ; leur nom se rattachait au roi, de populaire mémoire, Servius Tullius.