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à grandir par soi-même en montrant ce qu’il vaut et en se distinguant des autres, a pour effet inévitable d’exciter à la lutte, d’animer la contradiction, et de grossir par conséquent les dissidences naturelles qui séparent les personnes. Gardez-vous de vous diviser, vous serez bientôt incompatibles. Le public prend plaisir à tracer entre vous et vos meilleurs amis certains fossés, d’abord presque invisibles, qui peu à peu se creusent, s’élargissent et sont infranchissables le jour où le salut commun voudrait vous réunir. Ce n’est pas tout : ce même effet d’optique qui entre les personnes grossit les dissidences, agit aussi sur les choses. La plus insignifiante question, si l’opinion surexcitée l’éclairé d’un certain jour et par certains côtés, peut grandir à vue d’œil, prendre des proportions démesurées, extravagantes, absorber seule tous les regards, tout dominer autour d’elle. En vain la raison proteste et réduit ce bâton flottant à sa juste mesure ; les yeux sont fascinés, les esprits restent sourds, la fantasmagorie l’emporte, et si le malheur s’en mêle, c’est au bruit d’une catastrophe que le pays s’éveille et maudit son aveuglement.

J’espère que je ne cache rien. Je fais la partie belle à mes contradicteurs. Exagération des dissidences, exagération des questions, tout gouvernement libre porte en lui, je l’avoue, ces deux formidables chances d’erreur et de danger : ce sont ses défauts de nature ; mais ces défauts, ne le sentez-vous pas ? sont à leur tour inséparables de ce qui fait la gloire et la grandeur de toute société, de tout gouvernement. Ce mouvement, ce bruit, cette exagération, c’est la condition de la vie, condition nécessaire et qu’il faut accepter sous peine de renoncer aux bienfaits de la vie. Tout ce qui est en ce monde un principe de force, tout ce qui multiplie la puissance de l’homme et son action sur la nature n’a-t-il pas ses dangers ? La vapeur n’a-t-elle pas les siens ? la guerre, dont on nous vante les effets salutaires, n’a-t-elle pas, elle aussi, ses redoutables chances ? Partout le mal et le bien s’entremêlent, et pour avoir le bien il faut braver le mal. La vie publique est pour un peuple la source où il s’aguerrit, se fortifie, se régénère, le principe de sa vraie grandeur, de sa vraie prospérité ; elle vaut bien qu’on l’achète au prix de quelques risques. Tâchez de réprimer, de régler ses excès ; mais sous prétexte de vous en garantir n’allez pas l’étouffer, aussitôt vous seriez aux prises avec un bien autre péril.

S’il ne fallait que du repos, je sais un sûr moyen de vous en procurer, de vous épargner ces querelles, ces brouilles, ces rivalités qui vous troublent, un moyen de ne rien grossir, ni dissidences, ni questions, de tout atténuer au contraire. Politique, finances, guerre, marine, industrie, vos plus chers intérêts, vos plus grandes