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Molé, avec lequel jusque-là, à de rares intervalles, j’avais à peine échangé quelques mots, se trouva mêlé dans nos rangs. À le voir ainsi tous les jours, de près, dans les incidens des affaires les plus divers et les plus imprévus, j’appris non-seulement à redoubler d’estime pour cette sagacité, cette élévation d’esprit dont il avait donné de si vaillantes preuves en défendant son drapeau, mais à connaître l’homme et sa vraie valeur dans l’intimité de son commerce, si bien qu’à des préventions qui n’étaient pas éteintes ne tarda pas à succéder une affection respectueuse dont j’aime à produire ici l’expression. Et comme d’un autre côté je sais depuis trente ans, à n’en pouvoir douter, ce que tous ceux qui ont approché M. Guizot ne tardent guère à savoir, c’est-à-dire à quel point, sous cet aspect de gravité presque sévère, il est confiant et facile, sans exigences et sans ombrages, n’ai-je pas quelque droit d’en conclure que si des hasards plus heureux, des rapports plus fréquens, plus directs, ou des intermédiaires plus adroits et surtout moins zélés, avaient permis à ces deux hommes de se voir tels qu’ils étaient, rien n’était moins impossible que de faire durer leur alliance ou de la renouer même après la rupture, et d’en assurer le bienfait à cette monarchie qu’ils avaient tous les deux même ardeur à servir ?…

Mais je me laisse aller à trop de confiance ; j’oublie, en écoutant mes souvenirs et mes regrets, que je ne suis pas seul, que j’ai là devant moi ces témoins charitables dont nous parlions en commençant. « Quel régime et quel temps ! vont-ils dire ; voilà donc votre politique ! des brouilles, des querelles, des raccommodemens ! tout un pays à la merci de quelques hommes plus ou moins acharnés à se combattre et à se supplanter ! son bonheur, son repos subordonnés à leurs caprices, à leurs rancunes ou à leurs amitiés ! » Le thème n’est pas neuf, mais on peut le broder sans fin, surtout en y mêlant la complainte obligée sur les tournois de la parole et les autres misères des gouvernemens libres ; je devrais dire parlementaires, c’est maintenant le mot en usage pour médire de la liberté tout en professant l’amour des principes de 1789. Après tout, peu importe le mot ; libre ou parlementaire, cette forme de gouvernement a ses défauts comme les autres, qui songe à le contester ? Je vais plus loin, je dis qu’en tout pays, et plus encore dans le nôtre, ses mérites sont inséparables d’inconvéniens et de dangers que je tiens à signaler moi-même. Pourquoi farder sa cause quand on sait qu’elle est bonne ? La franchise vaut mieux. J’en conviens donc, le régime de libre discussion et de publicité, même sagement réglé, mais véritablement libre, sans arbitraire et sans fiction, ce régime où tout se passe au grand jour, où chacun peut prétendre