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en France. Non moins que la première, elle aura droit pourtant aux bienveillances de l’histoire ; mais s’il faut suivre le cours du temps, combien d’années encore avant que l’ère historique commence aussi pour elle ! Qu’on me pardonne le mot, c’est un tour de faveur qu’il lui faut obtenir, et c’est justement là ce qu’elle peut attendre de cette publication hâtive des Mémoires de M. Guizot. Une fois mis au jour, un tel livre, on peut le dire sans hyperbole, anticipe sur l’action du temps, car aussitôt la polémique est forcée de changer de ton. Les argumens de bas étage n’osent plus se produire quand les questions sont tout à coup portées à cette hauteur sereine, où d’ordinaire elles ne s’élèvent qu’après nombre d’années. Mais c’est assez parler de l’opportunité du livre : ouvrons-le, et, sans plus tarder, cherchons-y ce qui nous importe, la juste image, les véritables traits de cette politique qui pendant dix-huit ans a fait jouir la France d’un régime dont ceux-là mêmes qui déguisent le moins le dessein d’en médire ne peuvent méconnaître les douceurs et les facilités.


Ce qui dès le début de ces dix-huit années frappera la postérité, ce qu’elle aura, je pense, en singulière estime, bien que de nos jours on s’en souvienne à peine, c’est le caractère de l’entreprise, sa généreuse originalité, la nouveauté du but et surtout des moyens. Quelle était l’entreprise ? Non pas seulement de résister à la révolution, de la mater, de la réduire à tout prix et n’importe comment, par la force ou bien par la ruse : il n’y a rien là de vraiment généreux, et surtout rien de neuf ; d’autres pays, d’autres siècles l’ont fait aussi bien que le nôtre ; mais concevoir et fonder un gouvernement libre, libre pour tout le monde, pour les vaincus comme pour les vainqueurs, le lendemain de la chute d’un trône ; lutter contre les plus violens agresseurs de la loi sans jamais se permettre de la violer soi-même ; sauver l’ordre en un mot sans attenter au droit, et soutenir cette gageure franchement, vaillamment, dans la mauvaise et la bonne fortune, n’est-ce pas, je le demande, l’œuvre la plus hardie et, je maintiens le mot, la plus originale qu’on eût encore tentée dans ce pays ? Parcourez la série des gouvernemens de tout genre que s’est donnés la France depuis bientôt quatre-vingts ans, y trouvez-vous rien de semblable ? Ceux qui naissent de la révolution victorieuse courbent la tête devant elle et sont aussitôt dévorés ; ceux qui succèdent à la révolution vaincue s’enferment dans la dictature, se hérissent de baïonnettes et fondent le droit sur la force, ou bien, s’ils donnent la liberté, c’est à titre d’essai, de tolérance, sans abdiquer la prétention de la suspendre au besoin et même de l’abolir. La monarchie de 1830, pour tenir, tête à la révolution, s’est placée en rase campagne, sans autre abri, sans autre