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par l’éducation, l’exemple, l’exercice des facultés, l’archipel envahi verrait une société avide, pressée, détruisant tout ce qui ne peut pas marcher du même pas qu’elle, et ses habitans périraient misérablement comme les Havaïans, comme les nobles Maoris de la Nouvelle-Zélande, comme ces derniers infortunés indigènes de la Tasmanie qui, déportés sur un rocher, y sont, il n’y a pas longtemps, morts de souffrance et de faim.

Voilà ce qui n’est que trop à redouter, à en juger par des exemples tout présens dans l’Océanie, si l’Angleterre ne prend pas de sages et prudentes mesures pour assurer la sécurité des indigènes sur le territoire desquels elle va cette fois encore s’établir. Rien ne lui est plus facile, et ses intérêts n’en souffriront pas, car c’est surtout comme entrepôts de commerce, comme station bien placée dans le Pacifique, que les Viti lui peuvent servir. Le territoire de ces îles a trop peu d’étendue pour exciter la convoitise des settlers et des squatters, qui trouvent dans l’Australie et la Nouvelle-Zélande des espaces bien assez vastes. Il faut laisser aux habitans des Viti, avec leurs territoires, leurs moyens de subsistance ; il faudrait aussi les pousser doucement dans la voie d’amélioration où ils viennent si heureusement de s’engager. Ne fût-ce qu’au point de vue scientifique, ce serait une curieuse expérience que de s’assurer si ces sauvages, hier cannibales, ne peuvent point, par les procédés sages et mesurés de la religion, de la morale, des bienveillans conseils, être conduits à un niveau supérieur. Il y a dans le cœur des disciples de Wesley assez dévouement et de charité pour bien tenter cette entreprise, et ce serait un beau spectacle que de voir une famille humaine, épargnée lorsque tant d’autres périssent, marcher vers les progrès et les perfectionnemens dont elle est susceptible sous l’abri désintéressé d’une grande nation européenne. C’est à ces conditions que l’Angleterre peut ôter à son occupation des îles Viti un sujet sérieux d’inquiétude, et se dégager en même temps d’une grande responsabilité. Il faut qu’elle y songe : au moment où elle en prend possession, l’archipel des Viti compte 150,000 âmes qui se tournent avec confiance vers elle et ses missionnaires, et l’avenir sera en droit de demander à la Grande-Bretagne ce qu’elle aura fait de tous ces êtres humains.


ALFRED JACOBS.