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Aucune génération ne sera plus rattachée aux autres. Les hommes vivront et mourront isolés comme les mouches d’un été. » Nous répudions cette raison courte et grossière qui sépare l’homme de ses attaches et ne voit en lui que le présent, qui sépare l’homme de la dignité et ne le compte que pour une tête dans un troupeau. Nous méprisons « cette philosophie d’écoliers et cette arithmétique de douaniers, » par laquelle vous découpez l’état et les droits d’après les lieues carrées et les unités numériques. Nous avons horreur de cette grossièreté cynique qui, « arrachant rudement la décente draperie de la vie, réduit une reine à n’être qu’une femme et une femme à n’être qu’un animal, » qui jette à bas l’esprit chevaleresque et l’esprit religieux, les deux couronnes de la nature humaine, pour les plonger avec la science dans la bourbe populaire et « sous les sabots d’une multitude bestiale. » Nous avons horreur de ce nivellement systématique qui, désorganisant la société civile, amène au gouvernement « des avocats chicaniers, des usuriers poussés par une tourbe de femmes éhontées, d’hôteliers, de clercs, de garçons de boutique, de perruquiers, de danseurs de théâtre, » et qui finira, « si la monarchie reprend jamais l’ascendant en France, par livrer la nation au pouvoir le plus arbitraire qui ait jamais paru sous le ciel. » Voilà ce que Burke écrivait dès 1790 à l’aurore de la révolution française. L’année d’après, le peuple de Birmingham allait détruire les maisons des jacobins anglais, et les mineurs de Wednesbury sortaient en corps de leurs houillères pour venir aussi au secours « du roi et de l’église. » Croisade contre croisade ; l’Angleterre effarouchée était aussi fanatique que la France enthousiaste. Pitt déclarait qu’on ne pouvait « traiter avec une nation d’athées. » Burke disait que la guerre était non entre un peuple et un peuple, mais « entre la propriété et la force. » La fureur de l’exécration, de l’invective et de la destruction montait des deux parts comme un incendie[1]. Ce n’était point le heurt de deux gouvernemens, mais de deux civilisations et de deux doctrines. Les deux énormes machines, lancées de tout leur poids et de toute leur vitesse, s’étaient rencontrées face à face, non par hasard, mais par fatalité. Un âge entier de littérature et de philosophie avait amassé la houille qui remplissait leurs flancs et construit la voie qui dirigeait leur course. Dans ce tonnerre du choc, parmi ces bouillonnemens de la vapeur ruisselante et brûlante, dans ces flammes rouges qui grincent autour des cuivres et tourbillonnent en grondant jusqu’au ciel, un spectateur attentif découvre encore l’espèce et l’accumulation de la force qui a fourni à un tel élan, disloqué de telles cuirasses et jonché le sol de pareils débris.


H. TAINE.

  1. Letter to a noble lord. — Letters on a régicide peace.