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lois ne leur semblent qu’un fantôme et une figure ; ils ne voient plus rien de réel que la justice, elle est le tout de l’homme comme de la nature. Voilà le sentiment profond qui, le dimanche, ferme les théâtres, interdit les plaisirs, remplit les églises ; c’est lui qui perce la cuirasse de l’esprit positif et de la lourdeur corporelle. Ce marchand qui toute la semaine a compté des ballots ou aligné des chiffres, ce squire éleveur de bestiaux, qui ne sait que brailler, boire et sauter à cheval par-dessus des barrières, ces yeomen, ces cottagers, qui, pour se divertir, s’ensanglantent de coups de poing ou passent la tête dans un collier de cheval afin de faire assaut de grimaces, toutes ces âmes incultes, plongées dans la vie physique, reçoivent ainsi de leur religion la vie morale. Ils l’aiment ; on le voit aux clameurs d’émeute qui montent comme un tonnerre sitôt qu’un imprudent touche ou semble toucher à l’église. On le voit à la vente des livres de piété protestans, le Pilgrim’s progress, le Whole duty of man, seuls capables de se frayer leur voie jusqu’à l’appui de fenêtre du yeoman et du squire, où dorment, parmi les engins de pêche, quatre volumes, toute la bibliothèque. Vous ne remuerez les hommes de cette race que par des réflexions morales et des émotions religieuses. L’esprit puritain attiédi couve encore sous terre, et se jette du seul côté où se rencontrent l’aliment, l’air, la flamme et l’action.

On s’en aperçoit quand on regarde les sectes. En France, jansénistes et jésuites semblent des pantins de l’autre siècle occupés à se battre pour le divertissement de celui-ci. Ici les quakers, les indépendans, les baptistes, subsistent, sérieux, honorés, reconnus par l’état, illustrés par des écrivains habiles, par des savans profonds, par des hommes vertueux, par des fondateurs de nations[1]. Leur piété fait leurs disputes ; c’est parce qu’ils veulent croire qu’ils diffèrent de croyance ; les seuls hommes sans religion sont ceux qui ne s’occupent pas de religion. Une foi immobile est bientôt une foi morte, et quand un homme devient sectaire, c’est qu’il est fervent. Ce christianisme vit, car il se développe ; on voit la sève toujours coulante de l’examen et de la foi protestante rentrer dans de vieux dogmes desséchés depuis quinze cents ans. Voltaire arrivant ici est surpris de trouver des ariens, et parmi eux les premiers penseurs de l’Angleterre, Clarke, Newton lui-même. Ce n’est pas seulement le dogme, c’est le sentiment qui se renouvelle ; par-delà les ariens spéculatifs perçaient les méthodistes pratiques, et derrière Newton et Clarke venaient Whitefield et Wesley.

Nulle histoire n’éclaire plus à fond le caractère anglais. En face de Hume, de Voltaire, ils fondent une secte monacale et convulsionnaire,

  1. Penn.