Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/534

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et la philosophie première. Penser, surtout penser vite, est une fête. L’esprit y trouve une sorte de bal ; jugez de quel empressement il s’y porte ! Toute notre culture vient de là. À l’aurore du siècle, les dames, entre deux révérences, développent des portraits étudiés et des dissertations subtiles ; elles entendent Descartes, goûtent Nicole, approuvent Bossuet. Bientôt les petits soupers commencent, et on y agite au dessert l’existence de Dieu. Est-ce que la théologie, la morale, mises en beau style ou en style piquant, ne sont pas des jouissances de salon et des parures de luxe ? La verve s’y emploie, ondule et pétille comme une flamme légère au-dessus de tous les sujets dont elle se nourrit. Quel essor que celui du XVIIIe siècle ! Jamais société fut-elle plus curieuse de hautes vérités, plus hardie à les chercher, plus prompte à les découvrir, plus ardente à les embrasser ? Ces marquises musquées, ces fats en dentelles, tout ce joli monde paré, galant, frivole, court à la philosophie comme à l’Opéra ; l’origine des êtres vivans et les anguilles de Needham, les aventures de Jacques le Fataliste et la question du libre arbitre, les principes de l’économie politique et les comptes de l’Homme aux quarante écus, tout est matière pour eux à paradoxes et à découvertes. Toutes les lourdes roches que les savans de métier taillaient et minaient péniblement à l’écart, entraînées et polies dans le torrent public, roulent par myriades, entrechoquées avec un bruissement joyeux, précipitées par un élan toujours plus rapide. Nulle barrière, nul heurt ; on n’est point retenu par la pratique ; on pense pour penser ; les théories peuvent se déployer à l’aise. En effet, c’est toujours ainsi qu’en France on a causé. On y joue avec les vérités générales ; on en retire agilement quelqu’une du monceau des faits où elle gît cachée, et on la développe ; on plane au-dessus de l’observation dans la raison et la rhétorique ; on se trouve mal et terre à terre tant qu’on n’est pas dans la région des idées pures. Et le XVIIIe siècle à cet égard continue le XVIIe. On avait décrit le savoir-vivre, la flatterie, la misanthropie, l’avarice : on examine la liberté, la tyrannie, la religion ; on avait étudié l’homme en soi, on étudie l’homme abstrait. Les écrivains religieux et monarchiques sont de la même famille que les écrivains impies et révolutionnaires ; Boileau conduit à Rousseau, et Racine à Robespierre. La raison oratoire avait formé le théâtre régulier et la prédication classique ; la raison oratoire produit la déclaration des droits et le Contrat social. On se fabrique une certaine idée de l’homme, de ses penchans, de ses facultés, de ses devoirs, idée mutilée, mais d’autant plus nette qu’elle est plus réduite. D’aristocratique elle devient populaire ; au lieu d’être un amusement, elle est une foi ; des mains délicates et sceptiques, elle passe aux mains enthousiastes et grossières. D’un lustre de salon ils font un flambeau et une torche. Voilà le courant