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vous a inspiré l’heureuse idée de faire représenter une œuvre sublime qui appartient au répertoire lyrique du premier théâtre de la nation. Cette tentative, qui pouvait paraître téméraire, a complètement réussi, et tous les amateurs des belles choses qui iront entendre Alceste vous doivent des actions de grâces. Il faut compléter cet acte de munificence en faisant apparaître successivement les autres chefs-d’œuvre de Gluck sur la scène de l’Opéra, les deux Iphigénies, et surtout Armide, qui, par la nature du sujet et le caractère de la musique, se rapproche le plus des goûts de notre temps. Ne vous laissez point arrêter dans vos dispositions libérales par les vaudevillistes, les chansonniers et les bouffons qui nous inondent ; n’écoutez pas non plus ces vieux malins qui pensent que nous sommes trop corrompus et trop nerveux pour apprécier à Paris des œuvres qu’on admire et qu’on représente à Berlin et dans toute l’Allemagne. Les opéras de Gluck appartiennent à la France, car c’est le génie dramatique de la France qui les a suscités. Si j’avais l’honneur d’être ministre des beaux-arts, je voudrais me donner un plaisir de roi en faisant jouer sur le théâtre du Conservatoire, devant un public de choix, l’Armide de Lully et l’Armide de Gluck à huit jours d’intervalle. On y verrait éclater cette vérité, que je me suis efforcé de prouver ici : que Gluck est la continuation de Lully et de Rameau, avec un génie plus pathétique et plus musical.

« Voltaire, qui avait au moins autant d’esprit que les plus espiègles des feuilletonistes, conseillait à Rameau d’unir la mélodie au récitatif, et de réconcilier l’Italie avec la France, Le vœu du philosophe s’est pleinement réalisé de nos jours, et les deux nations de race latine se donnent la main dans les arts comme dans la politique. Dans les arts surtout, l’alliance de la France et de l’Italie est fort ancienne. Qui ne sait que le Rosso, le Primatice et Léonard de Vinci ont apporté en France le grand style de la peinture ? C’est un Italien qui a créé l’opéra en plein siècle de Louis XIV, c’est un Italien, Duni, et deux disciples de l’Italie, Monsigny et Grétry, qui ont inventé le genre de l’opéra-comique ; ce sont deux Italiens de grand talent, Piccinni et Sacchini, qui ont continué l’œuvre de Gluck ; c’est un Italien, Cherubini, qui a fondé en France l’enseignement de la haute composition musicale ; c’est encore un Italien, Spontini, qui a écrit sous le premier empire la Vestale et Fernand Cortez, et c’est un Italien enfin qui a donné à la France Guillaume Tell.

« Me sera-t-il permis d’ajouter humblement que c’est un ami et un compatriote du noble Manin, un enfant de la pauvre Venise, hélas ! qui vous parle ici dans la langue d’une grande nation dont il aime la gloire, langue saine et admirable, qui semble être le verbe par excellence de la raison et du goût ? »


P. SCUDO.