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passionnées et plus enthousiastes, qui demandent au théâtre, comme à tous les arts, de grandes émotions, de sublimes élans, et qui préfèrent les transports de la passion, les accens pathétiques du sentiment, à l’ivresse de la volupté et aux caprices de la fantaisie, ceux-là assistent avec bonheur aux représentations d’Alceste, et ils proclament Gluck le plus grand compositeur dramatique qui ait jamais existé. Ces deux opinions extrêmes, qui se sont produites dans le public et dans la presse, aujourd’hui même comme au XVIIIe siècle, sont aussi vieilles que le monde : c’est l’esprit ionien et l’esprit dorien, qui se partageaient l’art et la civilisation de la Grèce.

Né en Bohême, élevé en Italie, où il apprit la langue de son art, Gluck est venu apporter à la France les fruits de la troisième phase de son génie. Il s’est produit dans un cadre dramatique qui existait depuis un siècle, qui avait été créé par Lully et agrandi par Rameau. Gluck n’est l’inventeur ni de la théorie esthétique dont il a étayé son système, ni des formes musicales qu’il a employées dans ses ouvrages ; mais en empruntant à la tradition ces divers élémens, Gluck les a fécondés du souffle de son génie et en a tiré une œuvre aussi admirable qu’originale. De nouveaux et grands progrès se sont accomplis depuis Gluck dans l’art musical et dans le drame lyrique. Les formes de la mélodie sont plus variées et plus larges, les morceaux d’ensemble plus nombreux et plus savamment construits, l’instrumentation plus puissante et plus colorée, des passions plus compliquées se déroulent et s’entre-choquent dans une action plus rapide. De beaux et vigoureux génies, Méhul, Spontini, Meyerbeer et Rossini, sont venus successivement continuer et agrandir l’œuvre de Gluck, comme Gluck lui-même avait continué et agrandi celle de Rameau, successeur de Lully ; ils ont appliqué des couleurs plus vives et plus brillantes sur le même dessin, et produit de nouveaux et magnifiques chefs-d’œuvre dans le cadre immuable du théâtre lyrique de la France. On pourrait dire que de l’Alceste et de l’Armide de Lully à l’Alceste et à l’Armide de Gluck, en tenant grand compte de Rameau, de la Vestale de Spontini au plus beau chef-d’œuvre lyrique des temps modernes, Guillaume Tell, c’est la même donnée dramatique revêtue de nouveaux accens, le génie de la France se perpétuant à-travers les temps et les progrès de l’art. Néanmoins, dans cette succession de compositeurs et de procédés divers, Gluck a une physionomie à part, une individualité puissante et unique : c’est le peintre inspiré du monde antique, le restaurateur sublime de la tragédie grecque dans l’art moderne, le véritable interprète d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide.

Et maintenant, si j’avais quelques mots à dire encore sur le sujet qui vient de m’occuper, je les adresserais au ministre même qui a eu sa part d’initiative dans la reprise d’Alceste sur le grand théâtre de l’Opéra. « Vous étiez, lui dirais-je, vous étiez à cette belle séance du Conservatoire où Mme Viardot produisit une si grande émotion en chantant plusieurs morceaux du chef-d’œuvre de Gluck. Le succès si mérité de l’éminente cantatrice