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c’en serait assez pour justifier l’admiration de ces femmes d’élite d’un esprit si juste et si délicat. Quant à l’opéra d’Armide, qui fut le dernier grand ouvrage de ce génie fécond, il renferme des beautés que Gluck n’a pas dépassées, et qui lui ont servi de modèle. Tels sont l’air de Renaud, — Plus j’observe ces lieux, — le chœur charmant, — Les plaisirs ont choisi pour asile, — et celui du quatrième acte, qu’on chante quelquefois aux concerts du Conservatoire :

Voici la charmante retraite
De la félicité parfaite.

Lully, qui n’était pas plus modeste que Gluck, disait à Louis XIV en lui dédiant sa partition d’Armide : « De toutes les tragédies que j’ai mises en musique, voici celle dont le public a témoigné être le plus satisfait. C’est un spectacle où l’on court en foule, et jusqu’ici on n’en a pas vu qui ait reçu plus d’applaudissemens. » Lully avait raison d’être fier de son œuvre, beaucoup plus étonnante que celle de Gluck, si l’on tient compte du temps où il est apparu et des obstacles qu’il a eu à vaincre. Lully a tout créé, et son génie inventif et fécond a complété les merveilles du siècle de Louis XIV en lui donnant un spectacle magnifique où la musique, s’alliant à la poésie, en subissait les lois et servait à relever l’accent de la parole. La tragédie lyrique de Lully et de Quinault, ce mélange de sentiment et d’imagination, de vérité logique et de fictions, forme un grand tableau dessiné par le goût de la France, et que chaque grand compositeur viendra revêtir de nouvelles couleurs. De Lully à Rossini, le cadre, la charpente de ce beau spectacle du grand opéra français sont restés à peu près les mêmes : il n’y a eu de changé que la poésie et le coloris musical. Rameau, venu trente ans après Lully, est le continuateur de son système, je veux dire du système dramatique de la France. Meilleur musicien que le fondateur de l’Académie Royale, Rameau ne change rien à l’économie du drame lyrique, il en renouvelle seulement les effets par une instrumentation plus variée et des chœurs plus intrigués. Il y a de belles scènes dans les opéras de Rameau, qui fut dans son temps un rénovateur non moins contesté que ne l’a été Gluck plus tard. Voltaire, qui a connu Rameau, dont il admirait le génie et pour qui il avait écrit un poème d’opéra sur le sujet biblique de Samson, mandait à son ami Thiriot en 1735 : « On dit que les Indes galantes de Rameau pourraient réussir. Je crois que la profusion de ses doubles croches peut révolter les lullistes ; mais à la longue il faudra bien que le goût de Rameau devienne le goût dominant de la nation, à mesure qu’elle sera plus savante. Les oreilles se forment petit à petit ; trois ou quatre générations changent les organes d’une nation. Lully nous a donné le sens de l’ouïe que nous n’avions point ; mais les Rameau le perfectionneront. » Il écrit encore au même correspondant : « Je veux que ma Dalila chante de beaux airs où le goût français soit fondu dans le goût italien. On beau spectacle bien varié, des fêtes brillantes, beaucoup d’airs, peu de récitatifs, des actes courts, c’est là ce qui