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maîtresse ; elle leur tendait la main à tous, et il n’en est pas de si misérable à qui elle n’ait parlé, dont elle n’ait reçu les adieux[1]. »

Le sujet d’Alceste a été traité par un grand nombre de poètes modernes. En France, Racine a failli écrire un chef-d’œuvre de plus sur cette donnée qu’a longtemps caressée son doux et beau génie. Quinault, on le sait, a fait pour Lully un libretto ingénieux sur Alceste, qui a été représenté à l’Opéra en 1674. Le poète Wieland a composé également sur ce sujet un poème d’opéra qui a été mis en musique par un compositeur obscur, Schweitzer, représenté sur le théâtre de Weimar en 1773. Enfin l’ami et le poète favori de Gluck, Calzabigi, sut choisir dans l’Alceste d’Euripide les scènes et les situations qu’il jugea devoir inspirer heureusement le grand musicien pour qui il travaillait. Son libretto, auquel Gluck a sans doute mis la main, est après tout suffisant, puisqu’il a suscité un chef-d’œuvre qui survit à un siècle de révolutions.

Je l’ai dit, l’Alceste italienne de Gluck a été représentée pour la première fois à Vienne sur le théâtre du Bourg (Nächst der Burg) le 16 décembre (un dimanche) 1767. L’empereur et une partie de sa cour assistaient à la représentation. Le succès fut grand et si peu contesté que, pendant deux ans, on ne voulut pas entendre autre chose. Un journal du temps, le Diarium de Vienne, rendit compte de cette représentation en donnant une analyse détaillée de la pièce et de la musique, dont il constate la réussite. Un critique distingué, qui habitait Vienne, où il était secrétaire de l’académie de peinture, Sonnenfels, qui est mort dans cette ville en 1817, a écrit une série de lettres sur les théâtres de cette ville éminemment musicale, où il parle longuement d’Alceste, qu’il proclame un chef-d’œuvre. Après la première représentation, il écrivait les lignes suivantes : « Je suis dans le pays des merveilles. J’ai vu à l’ouverture du théâtre près du Bourg un opéra sérieux sans castrats, de la belle musique sans gargouillades, un poème italien sans afféterie : voilà le chef-d’œuvre qu’il m’a été donné d’admirer[2]. » Ainsi donc, faiseurs de martyrologes, vieux rapins éconduits par la muse, qui repousse vos stériles étreintes, effacez de vos listes funéraires le nom d’Alceste et celui de Gluck ; laissez là vos interminables lamentations sur l’ingratitude des hommes et la prétendue stupidité du public ! L’histoire est bien plus remplie de charlatans qui réussissent un moment à tromper les contemporains que de vrais génies méconnus.

Le rôle d’Alceste fut composé pour la Bernasconi, cantatrice jeune et charmante, qui possédait une belle voix de soprano d’une étendue de trois octaves. Le critique que j’ai cité plus haut, Sonnenfels, fait le plus grand éloge du jeu expressif de la Bernasconi et de la manière large dont elle disait le récitatif. Elle paraît avoir été surtout remarquable dans l’air pathétique qui termine le second acte : È il piu fiero di tutti i tormenti. Le rôle

  1. Études sur les Tragiques grecs, par M. Patin, t. Ier, p. 201 et 202.
  2. Voyez Vie de Gluck, p. 125, par Anton Schmid.