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aux enfers, enlève Alceste aux puissances infernales, et la rend à son époux et à ses enfans. Telle est la donnée qu’Euripide avait reçue de la tradition, et d’où il a tiré un chef-d’œuvre de pathétique qui a traversé les siècles. Il est une scène toutefois qu’aucun des nombreux imitateurs d’Euripide n’a osé reproduire, c’est celle de Phérès. Le vieux père d’Admète vient apporter de riches présens pour orner le cercueil d’Alceste, en exprimant sa reconnaissance pour cette femme admirable, qui, en mourant volontairement, lui a conservé les jours d’un fils aimé. Il s’engage alors entre Admète et son père un horrible combat d’égoïsme et de lâcheté humaine, qui ne parait pas avoir étonné ni scandalisé le public de l’antiquité. La conscience moderne, beaucoup plus délicate et plus susceptible, ne supporterait pas un pareil spectacle, et on a eu grandement raison d’écarter de toutes les imitations qui ont été faites du chef-d’œuvre d’Euripide une scène scandaleuse et véritablement immorale.

Pour donner une idée du sentiment profond et touchant qui règne dans la tragédie d’Euripide, et qui a inspiré le grand musicien dont je m’occupe, je veux citer un passage de la première partie, alors qu’une esclave, sortant du palais d’Admète, raconte les tristes apprêts de la mort d’Alceste. J’emprunte la traduction de ce passage aux études intéressantes de M. Patin sur les tragiques grecs. « Dès qu’Alceste a senti l’approche du moment fatal, elle a baigné son beau corps dans l’eau pure du fleuve, et, tirant de ses coffres de cèdre ses riches vêtemens, elle s’en est parée ; puis, se tenant devant son foyer en présence de Vesta : « O déesse, a-t-elle dit, ô ma souveraine, prête à descendre vers les sombres demeures, je me prosterne pour la dernière fois à tes pieds. Tiens lieu de mère à mes enfans. Donne à l’un une épouse qu’il aime, à l’autre un époux digne d’elle. Qu’ils ne meurent point, comme leur mère, d’une mort prématurée ; mais que, plus heureux, au sein de leur terre natale, ils remplissent toute la mesure de leurs jours ! » Ensuite elle s’est approchée de chacun des autels qui sont dans le palais d’Admète, et en priant elle les couronnait de verdure. Elle les parfumait de feuilles de myrte, sans pleurer, sans gémir, sans que la pensée de son malheur altérât en rien le doux éclat de son visage ; mais lorsque, entrée dans sa chambre, elle s’est jetée sur son lit, alors elle a versé des larmes et s’est écriée : « O toi où fut dénouée ma ceinture virginale par l’homme pour qui je meurs, couche nuptiale, adieu ! Je ne puis te haïr, quoique tu m’aies perdue. C’est pour ne point te trahir, pour ne point trahir mon époux que je meurs. Peut-être une autre femme te possédera-t-elle, non pas plus chaste, mais plus heureuse ! » Et elle la tenait embrassée, et elle l’arrosait de torrens qui coulaient de ses yeux. Enfin, lorsqu’elle s’est rassasiée de larmes, elle quitte la chambre et bientôt y rentre, elle en sort et y revient sans cesse, et se précipite cent fois sur sa couche. Cependant ses enfans s’attachaient à ses habits et pleuraient ; elle les prenait dans ses bras, les baisait tour à tour, comme devant bientôt mourir. Tous les esclaves erraient çà et là dans le palais, gémissaient sur la destinée de leur