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prenez pas ces deux mots dans ce qu’ils ont de relatif et dans le sens que leur donnent les hommes, n’en affaiblissez pas la force et prenez-les dans le sens le plus absolu. Nul mélange, nulle combinaison des passions de la chair et du sang, nulle fausse sagesse pratique, fruit de mort de l’expérience terrestre, ne viennent altérer et fausser la simplicité de cette grande âme, composée des mêmes vertus essentielles sur lesquelles reposent les fondemens du monde ; et comme il n’y a en elle aucun mélange adultère, et que rien ne gêne son expansion, sa justice est implacable autant que son amour est profond. Elle hait sans discrétion et aime sans réserve. Oh ! oui, cela est vrai, Dante n’est pas un homme moderne, il ne soupçonne pas nos nouvelles théories, et il n’a aucune idée de la beauté du mal. Il ne comprendrait pas les consolations philosophiques de date récente que nous ont fournies les docteurs d’outre-Rhin. C’est en vain que vous essaieriez de le consoler de l’injustice et du crime par le spectacle de la nature qui, savante alchimiste, sait tirer la vie de la mort et faire fleurir la destruction. Lui, il sait que l’âme est d’autre essence que la nature, que le bien est son principe et sa fin, et que le mal est pour elle la mort. Il ne saurait admettre que le bien puisse sortir du mal, pas plus qu’il ne voudrait croire que le temps puisse engendrer l’éternité. Dante est un dualiste déterminé ; pour lui, le monde des âmes se partage en deux classes : celles qui par le péché se sont détruites elles-mêmes et qui composent le peuple des damnés, celles qui par la vertu ont entretenu leur santé et renouvelé leur substance comme par un aliment divin, et qui composent le peuple des élus. Si garder cette croyance a pour résultat de vous priver du titre d’homme moderne et de vous constituer homme du moyen âge, espérons qu’il se trouve encore dans notre temps assez d’hommes bons et sages qui seraient heureux de partager l’ostracisme philosophique de Dante. Si repousser les méchans de toute la force de son cœur est une preuve de haine, espérons qu’il se trouve encore assez de justes pour mériter cette accusation sans en rougir.

Notre sentimentalité moderne s’accommode mal de cette doctrine de l’éternelle damnation, qui nous paraît contraire à l’idée de la bonté de Dieu. Dans l’éternité des peines, Dante voit au contraire une preuve de cette bonté, et il fait poser les fondemens de l’enfer par la divine puissance, la suprême sagesse et le premier amour. Cette justice est implacable, non par vengeance et par colère, mais parce que pardonner serait une violation de la justice même et une injure contre l’amour, qui troubleraient l’accord des lois divines et bouleverseraient l’économie du monde moral. Un musicien par-donne-t-il les discordances, et croit-il leur devoir une place dans le monde de l’harmonie ? Mais pour être implacable, cette justice