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Pauvre Cerbère ! le temps est passé où pour l’apaiser on lui jetait des gâteaux de miel. Maintenant Virgile le désarme en jetant des poignées de terre infernale dans ses gueules ouvertes. Déjà une des trois têtes est retombée, étranglée par la boue infecte ; les deux autres s’ouvrent, bestialement gourmandes. Ce Cerbère ne vaut pas celui de Flaxman, qui a choisi pour thème de son dessin le vers où Dante représente le monstre écartelant et déchirant les âmes damnées ; mais le paysage est bien celui qui convient au supplice de la pluie. C’est une vallée marécageuse entre deux rochers, qui donne à la regarder des sensations d’humidité et de rhumatisme. Les Gourmands battus par la pluie sont affaissés contre terre dans des postures sans élégance et sans énergie, molles et lourdes comme leur vice. Il n’y a aucun ressort dans tous ces corps étendus, car leur supplice même leur retranche cette énergie qui naît de la douleur. Mais pourquoi Ciacco a-t-il un geste presque menaçant ? Ce geste ne s’accorde pas avec son caractère. Est-ce un geste inspiré par un ressentiment pour le sobriquet dont ses compatriotes l’avaient gratifié ? Le curieux qui ne connaîtrait pas le poème pourrait croire à un épisode dramatique et à un illustre personnage, et cependant il ne s’agit que d’un personnage sans nom, condamné pour le plus maussade des péchés, bonhomme au demeurant, et qui prie Dante de donner de ses nouvelles à ses parens et à ses amis vivans.

Plutus garde le cercle des avares, comme Cerbère celui des gourmands. Il est accroupi contre un rocher, dans une posture à la fois menaçante et humble, féroce et basse. Il vient d’aboyer ses incompréhensibles et intraduisibles injures : Pape Satan, pape Satan aleppe ! et sur la terrible réplique de Virgile il se tait et regarde d’un air craintif et sournois passer les deux poètes, comme s’il craignait qu’ils ne voulussent lui dérober ses damnés. Le Supplice des Avares, roulant, nouveaux Sisyphes, leurs sacs d’or, qui cèdent sous l’effort et retombent sans cesse, a fourni, ainsi que nous l’avons dit, le sujet d’une des meilleures compositions du recueil. Aux avares succèdent les Colériques. Trois gravures pour les colériques, c’est beaucoup ; nous supprimerions volontiers la seconde, dont tous les détails dramatiques pouvaient être facilement joints à la troisième, celle où Virgile repousse si durement Philippe Argenti, qui s’accroche à la barque : « Va-t’en avec les autres chiens ! » Mais la première, qui représente le rivage du Styx, où sont éternellement battus des flots les colériques, est d’un grand effet. Des âmes damnées, temporairement naufragées, ont été jetées sur le rivage, comme des épaves de navires, des varechs ou des cailloux, par la vague qui va tout à l’heure les reprendre. À ce douloureux spectacle, Dante se serre contre Virgile d’un mouvement plein d’effroi.