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M. Doré, et a permis à son talent de se manifester sous un aspect nouveau. L’Enfer de Dante, qui lui fournissait un certain nombre de sujets académiques, lui a donné l’occasion de révéler plus complètement qu’il ne l’avait jamais fait sa science du dessin. Il a eu l’occasion de traiter le nu, et il s’est tiré de cette épreuve difficile en artiste sûr de lui-même. Citons parmi les plus remarquables de ces dessins le passage des ombres, quelques-unes des planches représentant les supplices des maltôtiers, le supplice par les serpens, surtout le supplice des avares, condamnés à rouler pour l’éternité des sacs qui les écrasent. La tête de Françoise fait trop penser aux têtes des Parisiennes que nous rencontrons chaque jour, mais le corps est dessiné d’une manière charmante, et il n’est pas jusqu’aux rondeurs lubriques du dos de la déplaisante Myrrha qui n’accusent une science véritable.

Mais ce qui est digne de tout éloge, c’est moins encore la partie plastique que la partie pittoresque de l’œuvre, moins encore le dessin que la couleur. Je dis justement couleur, car le jeune artiste a trouvé moyen de rendre visibles les moindres nuances de la lumière et les teintes les plus accidentelles des objets. Quelques-uns de ces dessins sont d’une couleur vraiment surprenante, quand on songe aux difficultés qu’oppose à l’artiste la gravure sur bois. Nous citerons comme exemples de ces effets pittoresques qu’on n’avait jamais atteints encore les compositions consacrées à l’enfer de glace, où se rencontrent, finement rendues, toutes les variétés de la transparence, la transparence brillante et froide du cristal, la transparence glauque et plombée des vagues mannes, la transparence brumeuse de ces journées d’hiver où l’air semble se dissimuler sous un voile de gaze invisible. Nous citerons surtout le ciel qui s’élève au-dessus de la porte de l’enfer dans le dessin qui représente l’arrivée de Dante et de Virgile au lieu où il faut laisser toute espérance. On en distingue très nettement les couleurs : c’est un ciel sombre et rougeâtre, de ce rouge cuivré et sanguinolent que présente parfois le disque de la lune les jours sans doute où elle s’appelle Hécate, et non plus Diane, et où elle préside aux sabbats des futurs damnés. La splendeur des nuits étoilées, la magnificence auguste et radieuse des ténèbres divines n’ont pas été moins bien reproduites par le jeune artiste que l’horreur blafarde des ténèbres infernales. Le dessin où Dante et Virgile, après leur lugubre voyage, revoient enfin les étoiles, et celui, plus poétique encore peut-être, où il leur est donné de les contempler une dernière fois avant leur départ pour le sombre royaume, sont de véritables traductions de ce sentiment de lumineuse idéalité qu’inspire la vue du ciel étoile et que Dante a possédé plus peut-être qu’aucun autre poète, sentiment composé d’admiration