Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/443

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vocations artistiques. Il y avait bien encore dans ces dessins mille détails qui frappaient l’attention et conseillaient au jugement de réfléchir avant de se prononcer, telle attitude qui reportait la mémoire vers quelque vieille gravure, telle draperie que l’on pouvait croire enlevée à un dessin de Rubens, telle expression que l’on aurait applaudie chez un maître : l’artiste semblait avoir une aptitude pour saisir la grandeur pittoresque ; mais était-ce aptitude ou adresse qu’il fallait nommer cette faculté ? Ne pouvait-on pas dire, en ramenant au sens qu’il dut avoir primitivement un certain mot de la langue des ateliers, que cette grandeur était attrapée de chic, et en généralisant davantage que le talent de M. Doré était le chic porté à sa plus haute expression[1] ?

Cette qualification n’était pas une injure ; de très grands artistes, Rubens par exemple, ont porté le chic jusqu’au génie. J’entends par là que chez Rubens le génie consistait principalement en deux choses : une main habile et un œil excellent. Il possédait à un degré suprême le don de découvrir et de surprendre ce qui convenait à son art parmi les images et les surfaces colorées que lui offrait le monde, sans avoir besoin pour cela du concours de l’admiration ou du sentiment. Les plis majestueux de ses draperies, les attitudes grandioses de ses personnages, les hardiesses les plus éblouissantes de sa couleur ne lui ont coûté, soyez-en sûr, que de très médiocres efforts d’esprit. Cette grandeur et cette majesté sont tout extérieures ; il les a saisies au passage et à l’endroit où tel autre artiste ne les aurait jamais cherchées. Léonard de Vinci conseillait à ses disciples de ne pas négliger les ressources fortuites que le hasard pouvait leur offrir, et de chercher par exemple des dessins de têtes ou même de paysages dans les salissures des vieux murs ; Rubens pense ainsi, et prend son bien sans façon partout où il le trouve. Les attitudes, les draperies, les couleurs le frappent indépendamment des objets et des personnes. Soyez sûr que si un certain jour, à une certaine heure, le

  1. J’ai eu récemment une longue conversation sur la signification réelle de ce mot avec un de nos artistes les plus remarquables, et de cette conversation il est résulté, comme il arrive d’ordinaire, que nous ne pouvions nous entendre exactement sur son origine. Selon lui, le mot chic est pris toujours dans un sens de mépris, pour désigner les œuvres qui se distinguent par certaines habiletés d’exécution ou certains mérites de convention, les œuvres qui ont une apparence de valeur plutôt qu’une valeur intrinsèque. On dit aussi d’une peinture qu’elle a du chic quand on ne peut pas en dire autre chose. Je reconnaissais bien avec mon interlocuteur que le mot avait aujourd’hui cette signification, mais je prétendais que primitivement il avait eu un sens moins négatif et moins restreint, et qu’il avait été inventé non comme terme de mépris, mais pour désigner certaines facultés d’imitation, une certaine aptitude à saisir le faire d’un grand artiste par exemple, une certaine facilité à produire des œuvres sans virtualité et qui plaisent néanmoins. Ce mot désignait donc, selon moi, non pas précisément les œuvres médiocres, mais les contrefaçons heureuses de l’art, de la nature et du génie.