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n’est pas de Platon, mais de son plus grand disciple, le sublime et mystique Plotin[1]. L’auteur des Ennéades reprend la doctrine du Banquet, mais pour la pousser au panthéisme et à la mysticité. Aux yeux de Plotin, le seul caractère essentiel du beau, c’est l’unité, et saint Augustin exprimait fort bien cette théorie, peut-être sans en voir le fond, quand il écrivait cette pensée tant citée : Omnis pulchritudinis forma unitas est. À ce compte, la proportion, l’harmonie, la convenance, ne sont rien. La variété s’évanouit, et avec elle la vie. Vous n’avez plus qu’un art ascétique, ennemi de la nature, qui a horreur de l’individualité, et qui n’aspire qu’à sortir du monde réel pour s’abîmer dans l’extase.

L’antiquité grecque, si féconde en fruits de beauté, n’est donc point parvenue à saisir et à définir cette mystérieuse essence. L’esthétique moderne a-t-elle mieux réussi ? Oui et non. Elle n’a pas réussi à définir une fois pour toutes l’essence du beau ; mais elle a enfanté d’ingénieux et de profonds Systèmes, le système de Burke, le système de Hutcheson, le système de Kant, le système de Schelling, le système de Solger, le système de Hegel.

Vous en convenez donc, me dira-t-on, le problème n’a pas été résolu. Est-il raisonnable d’espérer qu’il le sera un jour, et que les métaphysiciens de l’avenir trouveront ce qui a échappé à Platon, à Plotin, à Kant, à Schelling ! Je réponds que l’avenir ne produira pas une explication adéquate et définitive du beau, mais qu’il produira de nouveaux systèmes, et que chaque système nouveau amènera une critique plus profonde des conditions essentielles de la beauté, une analyse plus fine de ce qu’il y a de particulier dans la manière dont chaque peuple, chaque âge, chaque grande école d’artistes entend la beauté, et de ce qu’il y a de général et de constant sous les impressions différentes et les types changeans des peuples, des siècles et des individus. Qu’on lise les travaux d’Hutcheson et de Blair, ceux de Cousin, de Jouffroy, de Lamennais, ceux de Lessing, de Kant, de Winckelmahn, de Schlegel, de Schiller[2], de Schelling, de Hegel, et qu’on me dise si la critique moderne n’a pas gagné quelque chose en profondeur, en étendue, en délicatesse. Même progrès en métaphysique et dans toutes les sciences qui touchent à la fois au cœur humain, abîme insondable, et à l’infini, autre abîme plus insondable encore. Quelle est l’essence du bien ? Personne ne l’a dit. Cela signifie-t-il que les travaux d’Adam Smith

  1. Voyez les dix dernières lignes du traité de Plotin sur le beau, publié par M. Creuzer et extrait du grand ouvrage des Ennéades, dont M. Douillet vient de terminer la savante et fidèle traduction (3 vol. in-8o, chez Hachette).
  2. Voyez, dans les œuvres complètes de Schiller, traduites par M. Régnier, le volume récemment publié qui contient l’esthétique.