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dans le Don Giovanni de Mozart, dans le Mose de Michel-Ange, dans l’Enfer de Dante, dans la Phèdre de Racine et jusque dans les romances de Martini, c’est toujours la force ordonnée. Ce qui le rend sévère pour les peintures du Caravage, pour les statues de Pigalle et pour les romans de Diderot, c’est que la force ordonnée ne s’y trouve pas. Rien de plus simple assurément et même de plus vrai que cette formule ; mais quoi de plus vague et de plus arbitraire dans l’application ? La force ordonnée est ici ; la force ordonnée n’est pas là. Mon Dieu, je le veux bien, parce que l’auteur a tant de goût, de raison et d’adresse qu’il me persuade aisément ; mais ne serait-ce pas que lui-même, indépendamment de sa formule, a le don charmant et mystérieux de me faire sentir le je ne sais quoi qui est dans tout vrai chef-d’œuvre et qui se dérobe aux prises de la théorie ? Ceci m’amène à dire un mot, avant de finir, sur la portée des théories en matière d’esthétique, c’est-à-dire sur la valeur et les limites de cette science.

Je suis de ceux qui croient à l’esthétique comme je suis de ceux qui croient à la métaphysique, et par des-raisons analogues, car tout se tient. Il y a des esprits très pénétrans, qui comprennent et qui manient à merveille telle ou telle forme de la critique, la critique littéraire, la critique musicale ; mais pour eux il n’y a rien au-delà. Qu’il se rencontre d’autres esprits qui, en face des belles choses, éprouvent le besoin d’analyser à fond leurs impressions et de comprendre pourquoi ces choses leur semblent belles, qui essaient d’embrasser dans leur pensée les beautés de tous les arts, de les comparer avec les beautés de la nature, de chercher quels sont les signes du beau et ses conditions générales, qui même s’efforcent de s’élever jusqu’au premier principe de toute beauté, voilà ce qui fait sourire ces délicats, et ils ne voient dans de telles recherches qu’une variété de cette maladie très ancienne, très connue, très redoutée, mais incurable, qu’on appelle l’amour de la métaphysique. Nous dirons à notre tour à cette classe de critiques qu’ils ont des analogies secrètes avec cette famille de savans qui comprennent fort bien qu’on cherche les lois de la réfraction, ou les propriétés du chlore, ou l’équation de telle courbe, mais qui ne veulent rien savoir de plus, et qui regardent comme une faiblesse chez Newton de s’être interrompu plus d’une fois au milieu de son Optique pour admirer les causes finales, et, ce qui est plus fâcheux encore, d’avoir à la fin de ses Principes, dans un scolie immortel, montré la main qui lança les planètes sur la tangente de leurs orbites. C’est là sans doute une infirmité qui tenait aux superstitions du temps. Notre siècle est en progrès : il n’a plus ni Descartes, ni Leibnitz, ces rêveurs, ces abstracteurs de quintessence, bons géomètres, il est vrai,