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le Jugement dernier, que les connaisseurs liront encore avec plaisir le jugement qu’en porte l’auteur.

On a élevé bien des objections contre le dernier grand tableau laissé par Raphaël. On l’a accusé de manquer d’unité, d’être la juxtaposition de deux scènes presque sans lien, celle du pied de la montagne, épisode d’un faible intérêt, où d’ailleurs l’imitation malheureuse des procédés violens de Michel-Ange se fait sentir, et puis la scène d’en haut, sur laquelle, dit-on, aurait dû se concentrer tout le talent du peintre et toute l’attention du spectateur. M. Lévêque défend Raphaël de la manière la plus spécieuse, et pour lui la Transfiguration reste le dernier mot de l’art de peindre. Nous n’avons nul droit de contredire ici l’auteur, et nous aimons en lui cette tendresse pour Raphaël, qui s’associe d’une façon si naturelle à sa prédilection de musicien pour Mozart. Comme le disait Alfred Tonnellé, ce pauvre enfant de génie, à qui la vie a tout à coup manqué, « si les lèvres du jeune homme d’Urbin pouvaient s’ouvrir, elles chanteraient les mélodies du jeune homme de Salzbourg[1]. » Nous aussi, nous admirons autant que personne la Madonna di San-Sisto et les cartons de Hampton-Court ; mais ne peut-on s’incliner devant Raphaël sans immoler Michel-Ange à sa gloire ? M. Lévêque est sévère pour Michel-Ange. Il élève contre le Jugement dernier une foule de critiques dont quelques-unes semblent excessives. Il va jusqu’à accuser Michel-Ange de matérialisme. C’est lui faire expier trop chèrement sa passion, peut-être exagérée, pour l’anatomie. Je suis porté à penser qu’ici l’auteur s’est mépris, et je crois savoir pourquoi. M. Lévêque a beaucoup vécu à Athènes. C’est là que le souffle divin de la beauté l’a touché. Elle lui est apparue sous la forme grecque, et depuis cette première empreinte n’a pu s’effacer. L’imagination toute pleine des sculptures de l’Acropole, l’auteur ne remarque pas assez que tous les arts ont subi, sous l’influence du christianisme, une transformation profonde. Ainsi que Hegel l’a admirablement établi[2], le caractère de l’art grec, c’est l’équilibre parfait de l’idée et de sa forme sensible, et de là cette pureté, cette sérénité, cette douceur, cette majesté tranquille, cette eurhythmie, qui font le charme souverain d’un Phidias, d’un Sophocle, d’un Platon. Depuis le christianisme, l’équilibre s’est rompu ; le sentiment de l’infini s’est emparé des âmes. L’idée s’agite, impatiente

  1. Voyez les Fragmens sur l’Art et la Philosophie d’Alfred Tonnellé, récemment recueillis par les soins de sa famille, avec une notice touchante d’un digne ami de Tonnellé, M. Heinrich ; chez Marne, 1 vol. in-8o, Tours. Voyez aussi, sur ces Fragmens, la Revue du 1er octobre 1859.
  2. Voyez le Cours d’Esthétique de Hegel, traduit et résumé par M. Bénard ; 5 vol. in-8o, chez Ladrange.