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M. Lévêque est trop initié à la critique et à la pratique des beaux-arts pour ignorer ces objections. Aussi a-t-il essayé de les résoudre dans son chapitre sur la beauté du corps humain. Par malheur, à mesure qu’il veut appliquer sa théorie générale à un cas plus particulier, il rend les difficultés plus saillantes, et au lieu de les atténuer il les aggrave. Tantôt il brave l’objection capitale et déclare en propres termes que l’homme beau par excellence serait celui qui aurait toutes les beautés de l’âme avec le corps le plus propre à les exprimer[1] . » Tantôt il recule devant la difficulté et accorde qu’il y a, suivant les différens âges de l’homme, différens types de beauté[2]. Sur quoi je lui demande : Combien de types, s’il vous plaît ? et je le défie d’en dire le nombre. Il y a ici un dilemme inévitable : si le type est unique, il faut, pour n’être pas monstrueux, qu’il soit indéterminé. Et s’il est multiple, s’il y a plusieurs types déterminés, il est impossible d’en fixer la quantité. On se perd dans une multiplication d’êtres à l’infini.

L’auteur se récrie et déclare qu’il n’entend pas réaliser des abstractions, comme ont fait certains platoniciens à outrance. Pour lui, les types idéaux n’ont pas d’existence réelle ; ce sont simplement des concepts de la raison. C’est très bien ; mais je trouve, pour le dire en passant, que l’auteur abuse un peu de la raison pure. C’est la raison pure qui conçoit a priori le type idéal du lis ; c’est la raison pure qui conçoit a priori la force vitale répandue dans la tige et dans les feuilles de la fleur ; c’est la raison pure qui conçoit, toujours a priori, entre cette force invisible et le type idéal dont elle subit la loi un rapport harmonieux. Je dis qu’il y a là une grande prodigalité des trésors de la raison pure ; je dis que vous donnez un air mystérieux aux opérations les plus simples de l’industrie, de l’imagination et de la mémoire, et que vous prêtez le flanc aux railleries des sensualistes, qui nous accusent de tomber dans le mysticisme et d’appeler à notre secours la grande machine de la raison pure chaque fois que nous sommes embarrassés pour expliquer un fait. Les notions a priori de M. Lévêque ne font d’ailleurs que reculer la difficulté, car lorsqu’on lui demande l’origine de ces innombrables concepts dont il enrichit et surcharge l’intelligence humaine, il les transporte, à l’exemple du Timée de Platon, dans l’intelligence divine. Il dit avec saint Augustin, avec Lamennais, que le Verbe est la source primitive des idées, que les idées subsistent en Dieu de toute éternité, comme partie intégrante de son essence, que le monde sensible n’est qu’une copie des idées divines, que chaque individu de la nature a son type idéal au sein du Verbe

  1. Tome Ier, p. 308.
  2. Ibid., p. 309-314.