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garde du bon Dieu ! dit Michel en se signant, comme il avait déjà fait à Sarraz en présence d’un danger non moindre. Le buis tint bon ; d’un nouvel élan l’intrépide jeune homme atteignit la crête. Il était tout haletant, tout épuisé de fatigue ; il eut toutefois le temps de reprendre haleine avant l’arrivée de Gaspard. Le sentier suivi par celui-ci n’atteignait en effet la plate-forme qu’au prix de détours sans nombre.

— Qui vive ? dit le braconnier en apercevant un individu tranquillement assis au milieu du chemin et barrant le passage.

— Ami, répondit ironiquement Michel.

Gaspard reconnut la voix et fut sans doute peu satisfait de la rencontre. — Ote-toi de là et laisse-moi passer, dit-il brusquement.

— Impossible, répondit Michel du ton le plus calme.

Et lui montrant à la clarté de la lune ses mains meurtries et tout en sang : — Regarde, ajouta-t-il, ce n’est que pour arriver ici avant toi que je me suis mis dans cet état.

— Je te le répète, reprit Gaspard en s’animant de plus en plus, laisse-moi passer !

— Je te le répète à mon tour, c’est impossible.

— C’est ce que nous allons voir.

Une lutte terrible s’engagea sur le bord du rocher. Le braconnier avait le dos vers l’abîme ; son adversaire n’employa pas d’abord toutes ses forces par crainte de l’y précipiter, mais il parvint enfin à lui faire prendre une autre position, et alors, par une brusque et foudroyante secousse, il le terrassa aussi aisément qu’il eût terrassé, un enfant. — Je pourrais t’envoyer d’ici engraisser les truites, lui dit-il, mais je veux encore t’épargner pour cette fois. Lève-toi et retourne à la rivière ; tu ne feras pas, c’est moi qui te le dis, d’autre pêche aujourd’hui.

Gaspard écumait de rage : il fit mine un instant de vouloir recommencer la lutte ; mais le calme de Michel et la vue de ses poings terribles refroidirent bien vite son humeur batailleuse, et il redescendit le sentier.

À partir de cette rencontre, la lutte des deux rivaux ne pouvait plus se prolonger. Michel eut un jour à se rendre à Myon pour le règlement de ses comptes. Il s’était de nouveau interdit le chemin par Alaise ; il prit celui du Lison. On était au mois d’octobre ; toute forêt est belle à ce moment de l’année, mais toute forêt n’a pas une variété d’arbres égale à celle qui avoisine le Lison, ni par conséquent la même richesse de ces teintes automnales, éclatantes et veloutées, qui sont à la fois la joie et le désespoir du peintre, et dont l’ensemble forme le plus magnifique et le plus suave des tableaux. Au confluent du Lison et du Todeure est un oratoire rustique qui est