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proverbe, bonne chasse de bise et bonne pêche de vent. La nuit était d’ailleurs tout à fait noire et promettait une entière sécurité. Le braconnier ne résista plus à toutes ces tentations. — Pourquoi ne descendrais-je pas à la rivière ? se dit-il à la fin. Je ne pêcherai pas ; quel mal peut-il y avoir à se promener au bord de l’eau ?

Le chemin de Sarraz à Nans est plein de cailloux roulans et en outre tout à fait rapide. Malgré l’obscurité, Gaspard s’y élança, comme s’il eût couru dans un pré tout uni. Arrivé au bord de la rivière, il jeta un morceau de pain au chien du moulin pour l’empêcher d’aboyer, escalada une haie, puis une autre encore, puis un mur de clôture haut de dix pieds, et il se trouva dans le parc. Il imita alors le cri de la chouette pour faire savoir aux deux pêcheurs que c’était lui qui arrivait, et, se glissant le long des saules, il fut bientôt près d’eux. — Tu t’es enfin décidé, lui dirent-ils à voix basse. Allons, prends le filet ; à toi l’honneur.

— Pas ce soir, leur répondit-il ; je ne suis pas disposé à me mettre à l’eau ; je vous regarderai faire.

Un des pêcheurs lança le trémailler dans un des endroits les plus poissonneux de tout le gour. Le coup avait été mal donné ; il ne produisit presque rien.

— Maladroit ! dit Gaspard, tu ne mérites pas de toucher à un trémailler !

Déjà il était dans l’eau et lançait lui-même le filet, qui cette fois se remplit de truites. Dix fois il recommença, et dix fois avec le même succès. Ce n’était plus une pêche, mais une extermination de poissons. Les paniers et les hottes une fois remplis, ils cachèrent jusqu’au lendemain le trémailler dans le bois ; puis tous trois, pliant sous le faix, se dirigèrent vers Salins, où pendant deux jours la truite se vendit au prix du poisson blanc.

Cette pêche fit plus de bruit que n’eût voulu Gaspard. Malgré ses recommandations réitérées, ses camarades s’en vantèrent, et le fait arriva jusqu’à Cyprienne, mais sans détails précis. Elle lui adressa de vifs reproches ; Gaspard soutint qu’à la vérité il était bien descendu ce soir-là au Lison, mais seulement pour prendre quelques écrevisses, et qu’il n’avait touché ni à poissons ni à filet. Cyprienne ne le crut qu’à demi, et elle lui dit nettement qu’à la première récidive tout serait fini entre eux. Le braconnier jura ses grands dieux qu’elle serait ponctuellement obéie, et le soir même il viola sa promesse. En rentrant à Sarraz, il avait trouvé chez lui le billet suivant :

« J’attends demain à déjeuner des amis du dehors qui raffolent de vos petites truites du Lison. Dépeuplez la rivière. Tâchez d’être à Salins avant neuf heures.

« LANQUETIN. »