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réunis, il s’assit devant et demeura longtemps plongé dans des pensées amères. Tout ce qu’il possédait était là, et le tout ne valait pas trois cents francs. Son cœur se serra, et malgré lui il se mit à pleurer.

Il y eut cette année-là une grande sécheresse dans le pays. Les paysans du Jura disent sétie, et ils n’ont pas tort ; tout en effet a soif alors, l’homme, les animaux, la terre elle-même. La vie du charbonnier est extrêmement pénible en temps de sétie. Il doit veiller nuit et jour au frasil[1], toujours prêt à prendre feu, l’arroser et en boucher les fentes à mesure qu’elles se forment. La moindre infiltration de l’air brûlerait un four, et un four vaut souvent deux cents francs. Une nuit, Michel était à ses fourneaux ; tout allait bien. Pour ne pas se laisser gagner par le sommeil, il se mit à marcher. Il touchait à la lisière du bois, quand s’avança vers lui un individu étrangement accoutré, muni d’une lanterne et d’un bâton d’une longueur démesurée. Michel était bien loin d’être peureux, et il n’eût redouté aucun danger naturel ; mais, à la vue inopinée de ce fantôme qui s’avançait droit vers lui, il ne put se défendre d’une certaine émotion. — Qui vive ? cria-t-il d’une voix qui n’était peut-être pas aussi assurée qu’il l’eût voulu.

— Gaspard, répondit le fantôme, le seul et vrai Gaspard, cultivateur de profession, braconnier par goût, exterminateur de poisson et de gibier, chasseur sans permis de chasse et pêcheur à grandes et petites mailles à la barbe de tous les gardes du monde.

— Ah ! c’est toi, la Loutre ? Sais-tu que tu m’as fait peur ? Je t’ai pris pour le roi Hérode, et déjà je m’attendais à sentir sur mon pauvre dos une grêle de coups de bâton[2].

— Tu crois encore à toutes ces sottises-là ? répondit le camarade de Michel. Moi, je me moque du roi Hérode comme de tous les contes de vieilles femmes… Mais, puisque tu en es encore à toutes ces balivernes, comment ne t’es-tu pas rappelé que le roi Hérode ne tient la campagne que depuis Noël jusqu’à la fête des Rois ?

— Je n’y ai pas pensé dans le moment ; mais toi, à ton tour, quelle mascarade fais-tu de t’en aller ainsi la tête empaquetée, comme s’il gelait à pierre fendre, et avec cette perche plus longue que celle dont se sert le maître d’école pour allumer les cierges de l’église ?

  1. Frasil ou fasil, résidu des anciens fourneaux qui sert à recouvrir les nouveaux.
  2. Au dire des paysans jurassiens, le roi Hérode erre la nuit à la recherche de l’enfant Jésus. D’une main il tient un flambeau, et de l’autre un énorme gourdin. À défaut du petit roi des Juifs, il bat les paysans attardés qu’il rencontre ; mais il se contente de les battre et ne les massacre point. La tradition est ici bien adoucie. Toute effusion du sang répugne en Franche-Comté à l’imagination populaire, mais les coups de bâton drus et serrés sont fort de son goût.