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surveiller ses fours à charbon, Michel était familiarisé de longue date et avec les magnifiques aspects de la nature jurassienne et avec les graves délices des nuits d’été dans la solitude des forêts. Du vaste panorama qui se déployait devant ses yeux, il ne vit qu’un point, le village d’Alaise endormi à ses pieds, et dans le village seulement une maison où une fenêtre était éclairée encore. Derrière cette fenêtre était Cyprienne, jeune et avenante villageoise, la joie de sa pensée, le rêve de toutes ses heures. Michel était vivement épris de la jeune paysanne, mais il n’avait jamais osé même lui laisser soupçonner son amour. Il ne possédait rien au monde, et le père de Cyprienne passait pour l’un des cultivateurs les plus riches d’Alaise et de Sarraz.

Tant que la fenêtre fut éclairée, Michel resta en contemplation ; mais enfin la lumière s’éteignit. Alors le jeune homme quitta les Montfordes, et se remit en route en continuant son rêve et si bien absorbé qu’il oublia de prendre le sentier qui mène au Fori, et se trouva bientôt, à son grand étonnement, sur les bords du Todeure. Ce ruisseau charmant arrose de délicieuses prairies qui s’épanouissent ça et là au milieu de la forêt, des rochers magnifiques au pied desquels sont de mystérieuses retraites où il semble que nul n’a pénétré avant vous. Les fleurs abondent sur ses rives ; presque en toute saison, et à peine les dernières pervenches ont-elles disparu, les nivéoles s’abattent de toutes parts sur la forêt, suivies promptement, et dès la fin de février, de l’innombrable essaim des scilles, des anémones, des primevères, des pseudo-narcisses et des daphnés aux puissantes senteurs. Mais ce qui double le charme de ce vallon, c’est qu’on y est en pleine solitude et comme à vingt lieues de tout travail et de tout souffle humains, te Todeure n’a en effet sur ses bords ni village ni métairie, pas même un seul moulin, et, sauf les jours où les arbres tombent sous la hache du bûcheron, on n’y entend d’autre bruit que celui des eaux courantes et le caquetage joyeux des oiseaux qui pullulent sous ces ombrages, où rien ne les trouble jamais.

Le cours du Todeure est de trois lieues à peine. Au milieu de sa course, le ruisseau tombe d’une hauteur d’environ soixante pieds et forme la charmante cascade du Gour-de-Conches, nom peu harmonieux, tout latin cependant[1]. Imaginez dans un rocher en fer-à-cheval trois étages de bassins circulaires et le Todeure qui s’épanche doucement d’une de ces conques dans l’autre. Un léger pont de bois court sur le bassin supérieur et, vu d’en bas, produit un charmant effet. Le rocher est tout chargé de mousses et d’arbustes qui croissent

  1. Gurges Concharum.