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épuisés déjà de fatigue par le Mont-des-Vallières, sans contredit la plus mauvaise route de France, les bœufs s’arrêtent à chaque pas. Il est tard ; le conducteur s’impatiente, une grêle de coups de fouet s’abat sur le dos de ces pauvres animaux à l’œil si doux, et dont le dévouement à l’homme ne connaît de limites que l’épuisement absolu des forces.

Enfin le jour de la fête est venu. La messe vient de finir ; elle a été longue, grâce aux trois points du curé. Un sermon de fête patronale ne saurait avoir moins de trois points, ni durer moins d’une heure et demie. — Nous venons de loin et nous sommes fatigués, disent les fêtiers. — Eh ! qui vous empêche de vous reposer ? N’êtes-vous pas assis à l’église ? — leur répond familièrement le curé. Le dîner est enfin servi. Alaise a des vergers pleins d’ombre et de fraîcheur, où il serait charmant de dîner sur l’herbe ; mais gardez-vous d’en exprimer le désir : le paysan croirait que vous vous moquez de lui. Il mange aux champs tous les jours, et le plus souvent assez misérablement. La nouveauté et l’attrait pour lui, c’est de dîner, comme les gens de la ville, dans un appartement, dût-il y être affreusement à l’étroit et dans des conditions de température tout à fait incommodes. Le Benedicite une fois dit, trente convives s’assoient autour d’une table où quinze seraient à peu près à l’aise et vingt déjà bien gênés. Sur cette table se dressent des montagnes de viandes fumantes qu’attaquent les fêtiers campagnards avec une impétuosité d’appétit qui fait peur à leurs commensaux venus de la ville. Ce coin de la Franche-Comté est le pays des estomacs de fer et des faims insatiables ; Voyez seulement les surnoms collectifs que se jettent mutuellement à la face les habitans des divers villages. Les gens de Sarraz traitent de loups leurs voisins de Myon, qui à leur tour les qualifient de sangliers. Les paysans de Saisenay reprochent à ceux d’Éternoz de manger entre trois un bœuf sans boire, et ceux de Saisenay, à en croire les paysans d’Éternoz, boivent entre deux un quaril de vin (75 litres) sans manger. Pesans a ses affamés qui sonnent midi à onze heures ; les gens de Lemuy dévorent, dit-on, en commun un argalet (vieux cheval) le jour de leur fête patronale. J’en passe, et des plus expressifs.

Revenons à nos trente convives. Rien d’intéressant ne se passe jusqu’au moment où le café apparaît, escorté des quatre liqueurs jurassiennes : le maquevin, fait de moût de vin cuit et aromatisé ; l’eau d’anis, forte anisette apéritive et tonique comme l’absinthe, dont elle n’a pas les graves inconvéniens ; l’eau de plousses ou de prunelles, une des plus fines liqueurs connues, et, hélas ! la gentiane, inconnue à nos pères, et dont la Suisse a récemment infecté les montagnes du Jura. À la vue du café et de son cortège d’honneur,