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sur bien des points de broussailles qui la rendent impénétrable hors des sentiers ; mais cette broussaille elle-même a son heure charmante, quand juin charge de fleurs l’églantier, le chèvrefeuille et la viorne, dont les senteurs embaument la forêt tout entière.

Nous touchons au grand jour. Le curé d’Alaise vient d’annoncer en chaire à ses paroissiens la glorieuse fête de saint Jean-Baptiste, patron du village, patron dans tout le Jura des bergers et des fruitiers (fromagers). Les invités, citadins ou villageois, montagnards ou gens du pays bas, accourent à l’envi vers cette étrange et belle région que les pluies et les neiges leur ont fermée si longtemps. Tous font le trajet à pied, car Alaise n’a pas de route carrossable, mais seulement des chemins âpres et montans, que peuvent seuls affronter les massifs et inébranlables chariots à bœufs. Tout est préparé à Alaise pour faire aux fêtiers cordial et, si j’ose le dire, gras accueil. Depuis trois jours au moins, les femmes n’ont fait que nettoyer, frotter et laver toutes choses dans la maison, confectionner, au nombre de deux ou trois cents par ménage, et jeter au four les gâteaux, sèches[1] et brioches destinés à être servis aux hôtes ou à être distribués à chacun d’eux au moment du départ pour les membres de la famille qui n’ont pu assister à la fête.

Les hommes de leur côté ne sont pas demeurés inactifs ; quelques-uns sont allés pêcher au Lison. Le Lison n’est qu’une rivière bien petite, mais riche de truites exquises qu’y attirent et la fraîcheur de l’eau et la nature même du lit de la rivière, où alternent les gours et les bruyans[2], lieux également chers à la truite. Il n’est pas rare qu’une seule pêche produise jusqu’à quatre cents livres de poisson. Les autres paysans sont allés à Salins faire les provisions ; c’est un curieux, mais affligeant spectacle, que celui de leur retour vers le village. À l’entrée du massif est une gorge sombre et profonde nommée la Languetine. Le chemin est superposé à une voie celtique qui le déborde çà et là et laisse voir, profondément empreintes dans le roc vif, les ornières des rhèdes[3]. Vers le soir, les lourds chariots d’Alaise arrivent par longues files à l’entrée de la gorge, chargés de provisions de toute sorte, parmi lesquelles la place d’honneur est réservée au tonneau de vin de Salins, condamné à sonner creux la fête à peine terminée. Les paysans d’Alaise sont doux entre tous les montagnards du Jura ; mais ce jour-là ils ont goûté le vin dans plus d’une cave avant de faire emplette, et le marché une fois conclu ils ont, selon la coutume, dîné chez le vendeur et bu surabondamment. Le chemin de la Languetine est des plus difficiles ;

  1. Sèches, gâteaux secs.>
  2. Gours, gouffres d’eau ; bruyans, eaux tout à fait courantes.
  3. Rhèdes, nom des chariots gaulois conservé dans le pays.