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sans mensonge, racontent inexactement ce qu’ils ont vu. Chacun juge avec son esprit, ses qualités, ses défauts, ses espérances et ses craintes. Nos pensées, nos jugemens et nos récits dépendent autant de nous-mêmes, de notre caractère et de notre instruction que de la vérité. Demandez à vingt passans comment tel accident est arrivé, comment une voiture se trouve renversée ; vous aurez vingt récits divers. Jamais la même histoire racontée par deux personnes n’est identique. Nous le savons tous, et nous sommes toujours en défiance ; mais les événemens merveilleux, les prodiges, nous les acceptons sur la parole d’un enfant ou d’une femme, d’un ignorant ou d’un intéressé. On confie difficilement sa fortune sur la foi d’un événement vraisemblable raconté par un tiers ; on accueille sans réserve l’hypothèse du premier venu au risque de nuire à des générations entières, de retarder le progrès scientifique et parfois l’indépendance de tout un pays. M. Figuier lui-même n’a pas toujours été assez incrédule, et il a tenté quelquefois d’expliquer des faits qui sont inexplicables, et qu’il eût été plus raisonnable de nier. Ce qu’il faut admirer, c’est cette contradiction éternelle de la nature qui nous donne à la fois l’aspiration vers la vérité, le désir de connaître les cœurs, et la crédulité des enfans. Là est le phénomène singulier, merveilleux, si l’on veut.

L’habitude et le goût des sciences naturelles inspirent nécessairement une admiration véritable pour la beauté du monde, la variété des aspects, la multitude des phénomènes que l’esprit humain tente de ramener à un petit nombre de lois générales. Plus ce nombre sera restreint, plus la connaissance complète de la vérité sera proche, mieux la science définitive et universelle sera constituée. La curiosité et l’admiration pour les œuvres du Créateur, pour l’esprit humain qui tâche de les comprendre et de les classer, sont sans cesse excitées. Toutes les fois qu’instruits par la seule observation, nous tentons d’analyser et de conclure, il semble que rien ne puisse échapper aux ressources infinies de la raison humaine ; mais, tout près de cette raison, une tendance funeste est cachée : lorsque le surnaturel paraît être en jeu, le problème se renverse, et tout notre orgueil doit s’évanouir. Les phénomènes extérieurs ne nous frappent plus tels qu’ils sont ; ils prennent l’apparence de miroirs qui reflètent les vaines espérances ou les vagues désirs de l’imagination. Les faits ne nous donnent point d’impressions, mais nos idées transforment les faits. C’est du dedans au dehors que nous avançons, et non plus du dehors au dedans. Aussi apparaissent à chaque page de cette partie de l’histoire de l’esprit humain la faiblesse, l’inconséquence et l’erreur.


PAUL DE REMUSAT.