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de travailler toujours aux ordres d’autrui inflige au plus grand nombre une condition qui tient de la servitude. Si les manufacturiers et les grands agriculteurs, au moyen d’un système douanier qui les affranchit de la concurrence étrangère, peuvent exagérer le prix des choses, la servitude devient une gêne, et si les illusions du système protecteur suscitent à l’intérieur une concurrence désordonnée, la gêne devient misère pour un trop grand nombre. Tous ces cris de douleur et de détresse poussés à propos de l’insuffisance des salaires, des chômages, du régime malsain des ateliers, de la femme arrachée à la vie de famille, de l’exploitation précoce des enfans, des logemens insalubres et de toutes ces misères morales qu’engendre la misère physique, n’étaient donc pas, comme on le disait parfois, les lieux-communs de l’esprit séditieux. La plaie saignait réellement.

Oui, la société française était malade ; mais, dans l’accès de fièvre chaude qui la saisit, quelle frénésie de suicide. Comme elle se plaisait à montrer son mal et à l’aviver par toute sorte d’amertumes ! Le commentaire de la sinistre devise écrite par les ouvriers lyonnais sur leur drapeau ne se trouvait pas seulement dans les écrits démocratiques ou dans les prédications des écoles socialistes ; il retentissait à la tribune, dans les plus prudens journaux, dans les romans, sur la scène. La sympathie pour les classes souffrantes était un sentiment loyal et généreux ; plus ou moins tout le monde y a participé, et c’est un honneur pour notre génération. Mais quel aveuglement dans les moyens ! Comme chacun se plaisait à dépecer la liberté pour avoir un petit morceau de liberté à soi tout seul ! En résumé, un fait dominait tous les autres vers les derniers temps de la monarchie de juillet, fait aussi mal compris que vivement ressenti, c’était le malaise occasionné par la confiscation de la liberté économique au détriment de la généralité des citoyens, et surtout de la classe vouée au travail. Les convulsions politiques étaient, non pas le mal, mais le symptôme. Au-dessous de ce qu’on appelait le pays légal régnait une inquiétude sombre et voisine de la colère, parce qu’on rencontrait, dans chacun des sentiers où il fallait chercher sa vie, des obstacles à utiliser ce qu’on sentait en soi de bonne volonté et d’aptitude, parce que cette sorte d’asservissement semblait un démenti aux promesses de 1789. Toute la politique superficielle, ces savantes controverses sur la pondération des pouvoirs, ces chocs d’ambition, ces tournois d’éloquence, le caquetage des coteries, tant de bruit dans les chambres ou dans les rues, étaient comme ces bulles qui viennent clapoter à la surface des eaux par suite d’un travail de décomposition qui se fait dans les invisibles profondeurs.