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était libre de s’approvisionner en tous lieux et sans entraves. On a calculé par exemple que de 1815 à 1857 inclusivement la France a payé pour ses fers 2,499,600,000 francs au-delà de ce que les mêmes fers auraient coûté sur les marchés anglais. Ce serait une plus-value de 58 millions par année. Ce calcul n’est pas d’une exactitude rigoureuse. Dans l’hypothèse d’une liberté générale et absolue, si tous les peuples allaient demander le fer au pays qui le produit au meilleur marché, il est certain que le prix de vente se relèverait en ce pays, et atteindrait bientôt un niveau qui permettrait aux autres peuples d’entrer en concurrence. Il est donc exagéré d’évaluer à 58 millions par an la plus-value payée par la France à ses métallurgistes ; mais il n’en est pas moins vrai que la dépense pour l’usage du fer a excédé de beaucoup ce qu’elle aurait dû être, et on concevra sans peine qu’un sacrifice analogue, répété pour chaque objet de grande consommation, était de nature à porter le trouble dans l’économie nationale. Cette cherté relative et toujours croissante était trop évidente pour qu’on cherchât à nier le fait ; mais, sous l’illusion que le prix du salaire s’équilibre nécessairement avec celui des objets les plus essentiels, on n’entrevoyait pas qu’il y eût souffrance infligée à la classe ouvrière et péril pour la société. On attachait en général une certaine idée de patriotisme à la défense de ce « travail national, » qui assurait, pensait-on, les moyens d’existence à ceux qui n’ont d’autre ressource que leur labeur quotidien ; le plus souvent même les ouvriers avaient à cet égard les mêmes idées que leurs patrons.

Il faut en effet une grande habitude de l’analyse économique pour discerner le rapport qui unit le problème du libre échange à celui des misères du prolétariat. Les prix des marchandises échangeables sont réels ou factices : réels quand ils sont la résultante des transactions libres tant à l’intérieur qu’avec l’étranger, factices dès qu’ils sont faussés par quelque réglementation arbitraire. Or, dans toute installation industrielle, les calculs ont pour base le bénéfice probable, c’est-à-dire la différence existant entre le prix de revient et la valeur mercantile de l’article qu’on veut produire. S’il arrivait qu’un droit d’octroi à Paris ramenât le prix du sucre au taux où il fallait le payer sous le système continental, on verrait aussitôt les terrains de la nouvelle enceinte se couvrir de plantations de betteraves et de sucreries. Reportons-nous à l’époque où nos manufacturiers obtiennent de gros bénéfices en faisant jouer les ressorts de la douane : des établissemens rivaux se forment, non pas en vue des besoins, mais sous le mirage des prix de prohibition. Tant que les nouveau-venus trouvent à bénéficier, il y a surexcitation dans le travail et prospérité passagère. Bientôt les anciennes maisons s’aperçoivent